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John Uhro Kemp est une figure inconnue récemment apparue sur la scène de l'art brut. Comment s'est établi le processus de reconnaissance ?

G. C. On doit la préservation des « œuvres » de Kemp au photographe Aram Muksian, qui fût son ami. Après la mort de Kemp, en 2010, de très nombreux éléments ont disparus. Aram décida alors de photographier et d'archiver toutes les pièces restantes. C'est donc en tout premier lieu grâce à lui que cette somme de documents est aujourd'hui préservée.

À ma connaissance, le travail de Kemp n'a été présenté qu'une seule fois au public, lors de l'Outsider art fair de New York en 2014. Daniel Baumann s'est associé à Aram Muksian pour y présenter les travaux de Kemp. Parler de reconnaissance, pour le moment, me semble encore bien prématuré. En réalité, le premier public de Kemp, ce sont les personnes qu'il a croisé dans sa vie pour leur parler et leur laisser ces petits documents qu'il photocopiait. C'est une œuvre disséminée dans la mémoire de nombreux inconnus, en quelque sorte.

Pour ma part, je ne souhaite pas « mythifier » ce travail, mais contribuer à le faire connaître. C'est une œuvre pensée pour être diffusée, c'est d'ailleurs ce que fait Aram sur son site internet en proposant – dans la mesure du possible – d'envoyer à quiconque le demande, des scans reproduisant les originaux. Vraisemblablement, John Urho Kemp pensait entièrement son travail dans la diffusion : l'original ne servait qu'à être reproduit.

L'exposition que nous présentons fait partie de ce « processus de diffusion ». Nous essayons de montrer la singularité poétique et plastique de cette œuvre.

 

Comme d'autres artistes, Zdenek Košek ou Jean Perdrizet, John Uhro Kemp a une prédilection pour les chiffres. Pouvez-vous nous dire à quels usages particuliers répondent ces systèmes de codages ?

G. C. Effectivement, il y a des points communs avec Košek et Perdrizet : tous les trois ont certainement partagé la « folie » des mathématiques, cet espace mental si particulier des nombres, qui n'existe pas en tant que tel dans la réalité, et dont la physique se sert pourtant à chaque instant pour tenter d'expliquer le réel !

Ces nombres semblent être pour eux ce que j'appellerais un « damier de la pensée », un endroit où se joue une relation possible au monde qui nous entoure. À mon sens, l'usage qu'ils font de ces nombres relève du langage, de la poésie, du chant, de l'incantation. Kemp, comme Zdenek Košek, pensait avoir accès à des vérités supérieures sur l'histoire de l'univers et de l'homme et c'est dans les nombres et la géométrie qu'il puisait ses sources de vérité.

Le texte que j'ai écrit sur Kemp s'intitule Inadapté à l'infini : j'ai essayé de pointer dans ce titre cette contradiction à laquelle nous forcent les mathématiques. L'infini est scientifiquement omniprésent, dans le moindre grain de poussière exploré par la science et dans toutes les directions où nous regardons l'univers.

Nous sommes au milieu de cette immense contradiction : l'infini nous nie. Mais notre petite vie quotidienne nous apporte suffisamment de tracas et d'occupations pour que nous n'y pensions pas trop. Eux si. Ils n'ont pensé qu'à ça et on cherché à partager cette sensation, à communiquer cette angoisse peut-être, en utilisant les nombres comme une sorte de matériaux qui rendrait leur pensée « évidente ».

 

Vous avez réalisé de nombreuses expositions mais c'est, à ma connaissance, la première fois que vous exposez un artiste de l'art brut. En quoi, un artiste comme John Uhro Kemp, déplace votre pratique de commissaire ?

G. C. Effectivement c'est la première fois que je suis impliqué dans l'exposition d'un artiste brut. C'est tout à fait différent d'une exposition « classique » avec des artistes contemporains même si, à première vue, la scénographique, l'aspect éditorial ou la communication sur le projet sont identiques.

Ce qui change ici concerne la position dans laquelle je me place. Lorsque je travaille avec des artistes vivants, mon rôle de commissaire consiste à trouver ce que j'espère être les meilleures solutions pour que le public rencontre leurs œuvres, en fonction des contextes d'exposition. J'essaye de faire en sorte que l'exposition transmette le plus justement possible ce qu'ont été nos relations dans leurs ateliers, les mots qu'ils ont posés sur leurs pratiques, les méandres de leurs réflexions. Je suis en quelque sorte entre l'artiste et le public, à cet endroit je peux me rendre utile pour que deux univers se rencontrent.

Avec le travail de John Urho Kemp, je suis du même côté que le public : je regarde une œuvre dont je découvre tout. Je veux dire par là que je n'ai aucune clef de lecture privilégiée. Je n'ai pas dialogué avec l'artiste, son « travail » est terminé, le patrimoine que nous avons est limité. Nous avons émis certaines hypothèses en réfléchissant avec Christian Berst, mais nous comptons beaucoup sur les visiteurs de l'exposition pour continuer à comprendre cette œuvre.

 

John Uhro Kemp, du 30 mai au 11 juillet à la galerie Christian Berst, Paris.

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