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Un reportage extrait du Mouvement N°115


Considéré comme un vilain petit canard par les esthètes du livre, le polar n’en est pas moins l’objet du réputé « plus grand festival littéraire du monde ». À Gijón, en Espagne, la Semana Negra fait vivre le genre sur fond de fête foraine et d’antifascisme. Des romans policiers qui détestent la police : un scénario original imaginé par l’écrivain mexicain Paco Ignacio Taibo II.

« Nous nous inquiétons de l’idéologisation extrême de la Semana Negra, devenue une sorte d’université d’été de la gauche. Les débordements qui surviennent chaque été imposent de revoir l’organisation de ce festival qui joue avec l’argent du contribuable et dont le contenu culturel continue de s’effacer derrière sa véritable nature : une fête foraine délabrée. » Juin 2022 : le Parti Populaire (droite de gouvernement, fondé par un ancien ministre franquiste) se fend de son habituel communiqué verbeux contre sa « bête noire » : la Semana Negra, un festival dédié au polar et aux littératures de genre qui fête sa 35e édition dans son fief de Gijón, Asturies, nord de l’Espagne. La Semana Negra a été fondée par le célèbre écrivain mexicain Paco Ignacio Taibo II sur un concept original : hybrider la littérature avec une immense fête foraine sur les anciens chantiers navals de Gijón, emblématiques des luttes ouvrières et antifascistes. Il faut traverser les barnums dédiés aux rencontres pour accéder aux manèges, l’idée étant d’avoir « un livre dans une main et un churro dans l’autre » et, si les auspices sont bons, les deux pieds en manif. La Semana Negra a longtemps traîné la réputation d’être le plus grand festival littéraire d’Europe, voire du monde : un million de visiteurs annuels, selon les syndicats – en vérité, tout est gratuit et personne ne tient les comptes. S’y vendent plus de 50 000 livres chaque année dans une série de cabanons en bois investis librement par libraires et éditeurs. Le festival ouvre à 18 h et dure jusque tard dans la nuit. « Les métallurgistes se mettent généralement en grève pendant la Semana Negra parce qu’ils savent qu’il y aura beaucoup de journalistes. On met le festival en pause, on leur tend le micro », explique Oscar, notre traducteur, qui depuis dix ans prend congé de son vrai job pour venir bosser ici. C’est l’Espagne en juillet : tout le monde se pointe deux heures après l’heure dite mais les cuisines ferment à minuit. Un collectif local a détourné la charte graphique de la Semana Negra pour appeler à manifester contre une polluante usine de regazéification. À peine arrivés en ville, nous avons failli tomber dans le panneau et grossir le cortège par accident. Le programme de la droite locale en matière de politique culturelle est invariable : en finir avec la Semana Negra. Les spécialistes constatent un boom du polar espagnol, qui est plus roman noir que roman policier, c’est-à-dire tracté par une critique sociale. On entend parfois que le polar est le registre littéraire de la crise ; depuis 2008, en Espagne, la crise est un registre politique à part entière. Le modèle « Semana Negra » a fait des émules un peu partout en Europe. Mais la force de ce festival est d’être un peu « à l’ouest » : en décalage, mal informé des modes, orienté sur l’Amérique latine et les prairies asturiennes plutôt que sur Madrid. L’hiver dernier, la Semana Negra a reçu la Médaille d’or du mérite des Beaux-arts, suprême distinction. « Ils ne parviendront pas à nous rendre respectables », a commenté Taibo.



QUE FAIT LA POLICE ?


Paco Ignacio Taibo II est né à Gijón dans un milieu républicain aisé. Les Asturies est une région minière et métallurgique devenue au fil du XX e siècle une importante zone portuaire. Sa tradition politique est passée à la mythologie : la révolution asturienne de 1934 est un acte fondateur du mouvement républicain, qui devait déboucher sur la guerre civile deux ans plus tard ; en 1962, les mineurs mènent la première grève sous le régime franquiste. Chercher « chantier naval de Gijón » dans Google Images donne des photos d’ouvriers cagoulés et de voitures en flammes, une photo de l’acteur Javier Bardem actionnant un lance-pierre et une vidéo du jeune Manu Chao en concert sous le piquet de grève. La famille de Taibo émigre au Mexique pour échapper au franquisme quand il a dix ans. Lui vit avec enthousiasme les évènements de 1968 qui, à Mexico, s’achèvent dans le massacre de plusieurs centaines d’étudiant.e.s. Puis, dans les années 1970, des dictatures militaires prennent le pouvoir dans presque tous les pays d’Amérique latine. C’est dans ce contexte que naît une nouvelle écriture policière : la question n’est plus « qui est coupable ? » (le fameux whodunit, dans la tradition anglo-saxonne) mais « quel type de société produit quels types de crimes ? », telle que formulée par l’écrivaine argentine Claudia Piñeiro. Soit le passage du crime privé – on pouvait alors dire « passionnel » devant le corps gisant d’une femme – au crime comme système. « Il fallait savoir se positionner dans une société dont le fondement même était le crime d’État, a l’habitude de dire Taibo. Il fallait trouver comment s’y prendre pour travailler avec une police qui, en Amérique latine, incarnait les forces du Mal. Ça passait par une sorte de réinvention du genre. » Ainsi, les enquêteurs de ces romans sont détectives indépendants, journalistes, outsiders, anciens guérilleros – on ne badine pas avec les flics. Une proportion conséquente des écrivains de cette génération a connu les geôles, les milices révolutionnaires et l’exil. Tous ont une crédibilité certaine dans les milieux militants. En 2004, Taibo écrit un roman à quatre mains avec le sous-commandant Marcos, figure charismatique de l’insurrection zapatiste au Chiapas. Les deux auteurs se répondent dans les pages d’un quotidien de Mexico qui feuilletonne le texte, chacun reprenant l’intrigue là où l’autre l’avait laissée. Le personnage de Taibo, Héctor Belascoarán Shayne, rejeton de migrant.e.s basque et irlandaise, est borgne : il n’en voit que la moitié, mais en deux fois plus net.


La première Semana Negra a lieu en 1988. Gijón : une ville étonnement belle où les architectes ont reçu la permission de s’amuser. À l’est, loin de la pollution, des hôtels vitrés surplombent une très longue plage de sable. La Semana Negra s’est implantée à l’ouest de la ville. À l’époque, Taibo et ses comparses – l’Uruguayen Daniel Chavarría, l’Argentin Rolo Díez, le Cubain Leonardo Padura, le Chilien Luis Sepúlveda – sont inconnus en Espagne. Ils se connaissent à peine entre eux, et c’est un problème ancien. « C’est une circonstance héritée de la colonisation. Quand l’Amérique latine était une colonie espagnole, si tu voulais envoyer une lettre d’Argentine au Nicaragua, ta lettre allait en bateau jusqu’à Séville et, de là, était réexpédiée vers le Nicaragua. Quand les colons sont partis, si tu voulais envoyer cette même lettre, il n’existait plus de bateau pour transporter ton courrier. » Nous sommes installés avec Ángel de la Calle, dessinateur bédé et directeur du festival, au Don Manuel, QG de la Semana Negra, un hôtel-restaurant à la cuisine infâme. Ángel explique que les réseaux de distribution de la littérature hispanophone reproduisent les circuits coloniaux. « Le marché éditorial est dominé par deux groupes espagnols qui ont progressivement racheté les maisons d’édition sud- américaines. Le groupe Alfaguara, par exemple, a des succursales dans tous les pays, mais tout le monde rêve d’être publié chez Alfaguara España. Un.e écrivain.e qui utilise la langue espagnole croit s’adresser à un public potentiel de 500 millions de lecteurs, mais c’est un mensonge. Voilà la vérité : l’Amérique latine n’existe pas. » La Semana Negra, festival en exil, a permis de consolider ce mouvement littéraire latino-américain et de faire le pont avec l’Europe.



Ángel de la Calle



DU DRAPEAU ROUGE AU ROMAN NOIR


L’itinéraire du festival est tout à fait à l’image du XXe siècle : fuir le franquisme d’abord, puis fuir encore les dictatures de Pinochet et consorts. L’écrivain de polars et de littérature jeunesse Luis Sepúlveda, exilé à Hambourg après quelques années passées dans les prisons chiliennes puis dans la lutte armée sandiniste, est venu à la Semana Negra pour la première fois dans les années 1990. « Il a dit : “Bon, je vais écrire un polar moi aussi, pour que vous me réinvitiez !” C’était Nombre de Torero », raconte Ángel. Dans la foulée, Sepúlveda s’installe à Gijón, où il vivra jusqu’à sa mort du Covid, en 2020. Sur le pourtour du continent en proie aux dictatures, il y a l’exception cubaine. Le gouvernement castriste avait décidé que le roman policier était le genre idéal pour éduquer la jeunesse au bon socialisme : tous les ans, le prix du meilleur polar est décerné sous le haut patronage du ministère de l’Intérieur. Évidemment, c’est fade et idéologiquement téléphoné. L’écrivain Leonardo Padura rêve d’un personnage anticonformiste, trafiquant au marché noir comme tout le monde, acteur involontaire d’un système politique dysfonctionnel. « La première fois qu’il est venu, dans les années 1990, Padura était un journaliste de 30 ans qui avait publié deux ou trois papiers. Il a fait deux signatures. L’année dernière, on a dû couper la file des dédicaces derrière la 500e personne. »





Taibo, renfrogné, seul à table, fume des clopes à l’autre bout de la terrasse du Don Manuel. Il nous fait savoir via son attachée de presse qu’il a un problème avec les fabadas de la veille, une recette traditionnelle à base de haricots blancs et de gras de cochon. La journaliste d’El País relit ses notes pour patienter. Taibo, 73 ans, pose son pilulier sur la table entre son paquet de blondes et sa bouteille de Coca. Il commence par nous expliquer que « si on avait fait un truc comme la Semana Negra au Mexique, il n’y aurait eu que des bourrés qui se roulent par terre ». Taibo a lâché les rênes du festival en 2013 pour s’engager en politique. Il dirige actuellement le Fondo de Cultura Económica, la plus importante maison d’édition du Mexique, propriété de l’État. Il a pris, avec l’âge, la stature d’une sorte de star internationale de la littérature. Mais le genre dans lequel il a œuvré toute sa vie reste minoritaire et dévalué. « L’intelligentsia espagnole avait décrété, après le « boom latino-américain » – Cortázar, García Márquez, blablabla – que la littérature latino- américaine était finie. Il y a eu un trou de dix ou quinze ans. Ma génération a pénétré en Europe par la porte dérobée : la traduction, en France et en Italie, dans des collections estampillées “polar”. » Le polar s’épanouit loin des capitales culturelles : Grenoble puis Frontignan en France, Asti en Italie, et donc Gijón en Espagne. Le circuit international est un réseau diffus de contre-allées et de ruelles à sens unique, de passages à l’orange sous le radar de la critique. La Semana Negra est parvenue à s’élever en point nodal transnational et transatlantique. Les prix remis à la fin de chaque édition – non-dotés – sont unanimement reconnus comme les plus prestigieux du monde hispanophone. Les auteurs européens et nord-américains doivent désormais y passer pour pénétrer cet immense marché. Avec néanmoins cette constante : « Une année, on a fait un sondage avec les invité.e.s : que faisiez-vous en 1968 ? En Amérique latine, en France, en Italie ou aux Etats-Unis, on faisait tous à peu près la même chose. »


Paco Ignacio Taibo II



Au XXIe siècle, la question du polar ne serait plus « quels crimes produit notre société ? » mais « qu’est-ce que la société entend par “crime” ?



MON ECZÉMA EST POLITIQUE


Sans surprise, la Semana Negra est devenue de plein droit un terreau de fiction. Les écrivain.e.s Jerome Charyn, Andreu Martín ou Susana Martín Gijón y ont situé des romans policiers. C’est même devenu un motif : il n’est pas rare qu’un personnage rentre de la Semana Negra alors que débute son enquête. Le chef de la police de Gijón a lui-même écrit douze polars. Dans la fiction, des commissaires sans distinction déboulent à Gijón de toute l’Espagne : on ne peut pas interdire aux gens de mettre des policiers dans leurs polars. Et puis, quand on écrit depuis une social-démocratie scandinave, on n’a pas le même passif. Malgré tout, la question est rabâchée tous les ans, au festival : pourquoi tant de flics dans nos polars modernes ? Gijón capitale des policiers de papier ? On avait dit « hors de nos vies ». Cette année, deux sujets d’actualité agitent les débats : les dernières révélations sur le cabinet noir – policiers et élus de droite – qui, au milieu des années 2010, a monté des dossiers bidon contre les membres de Podemos, en collusion avec des journalistes influents. Juan Carlos Monedero, cofondateur du parti de gauche, invité pour tout autre chose, glisse en rigolant que l’affaire aurait fait le régal de Manuel Vázquez Montalbán, le tonton du polar espagnol. Au même moment, le parlement espagnol ratifie la loi sur la « mémoire démocratique », qui fait suite à la loi sur la « mémoire historique » promulguée dans les années 2000. Résumés très grossièrement, ces textes ont vocation, cinquante ans après les faits, à « interdire » le franquisme. Au départ, il y a ce péché originel : à la mort de Franco, le gouvernement de Transition démocratique amnistie indiffé- remment les prisonniers politiques et les tortionnaires du régime. Les franquistes infiltrent tranquillement les institutions pendant que l’Espagne recense ses fosses communes – aucun autre pays au monde n’en compte autant, à part le Cambodge des Khmers rouges. Ce gouffre mémoriel et juridique – pas d’en- quête, pas de procès – est largement pris en charge par la fiction. C’est ce qu’étudie le critique marxiste David Becerra Mayor, invité à la Semana Negra. David a analysé la production littéraire de 1989 à 2011, qu’il regroupe sous le parapluie de « Roman de la non-idéologie ». Une part importante de la littérature de cette époque traite de la guerre civile. « Le roman de la mémoire historique a commencé à foisonner dans les années 2000. Ce sont des romans dénués de conflits politiques et sociaux : la guerre civile sert de toile de fond à de petits conflits intimes, individuels, moraux. Il y a un boom de la mémoire, mais c’est une mémoire creuse. Ces romans reproduisent le consensus néolibéral de la Transition. Or, nous n’avons pas besoin d’une Transition : nous avons besoin d’une rupture avec les fantômes de la dictature qui peuplent encore la démocratie espagnole. » La focale a changé après 2011. David présente son dernier livre, Après l’évènement, qui analyse le retour du politique dans la littérature depuis le mouvement des Indignés, dont Podemos est l’émanation institutionnelle. « En 2011, partout dans les rues, la politique était le sujet de conversation principal. La politique expliquait tout ce qui arrivait dans notre quotidien. Si le roman de la non-idéologie présentait tous les problèmes comme individuels, alors le roman post-2011 dit : non, mon problème individuel est politique. Je vais expliquer mon angoisse, mon mal de tête, mes douleurs comme des problèmes politiques. Beaucoup de romans parlent de la maladie, et le nom de cette maladie, c’est le capitalisme. »






Gageons que la Semana Negra a porté le flambeau du roman idéologique pendant ces années de disette. D’ailleurs, les écrivain.e.s populaires depuis 2011 font de régulières incursions dans le genre noir, à l’image de la célèbre Marta Sanz et son Negra Negra Negra. À présent, la Semana Negra est suffisam- ment installée pour survivre à ses figures tutélaires – soixante-huitards de tous les pays, majoritairement des hommes blancs. « Toute la littérature est historiquement masculine et misogyne, à l’exception peut-être du romantisme, qui était seulement misogyne. Mais il est vrai que le polar est un des derniers réduits de la masculinité », constate l’écrivaine Ana Ballabriga, qui présente son dernier livre. Au XXIe siècle, la question du polar ne serait plus « quels crimes produit notre société ? » mais « qu’est- ce que la société entend par “crime” ? ». Certain.e.s auteur.e.s revendiquent un « roman gris », un roman noir sorti de ses gonds, plus intelligent, plus attentif aux mécanismes complexes de la violence. Ana Ballabriga précise : « Dans mes polars, le crime est ce qu’il y a de moins important. Nous sommes intéressés par la rupture des limites morales et juridiques. C’est pour ça que tout type de crime peut s’y trouver. » Il est presque 23 h. Le soleil met des heures à se coucher, à l’ouest de l’ouest de l’Espagne. Dans le crépuscule, les manèges virevoltants se découpent sur les grues du chantier naval poussées à la retraite. Des dizaines de poulpes cuisent dans les grandes cuves en inox des restaurants de foire. Sous le grand barnum, la maire de Gijón, Ana González, joue le rôle de l’intervieweuse auprès de l’écrivaine Rosa Montero. Affalé.e.s dans des chaises en plastique, on boit une bière avec l’auteure Empar Fernández. « Tu sais, les écrivain.e.s de polars n’ont pas beaucoup d’imagination. Toutes les sociétés tuent, violent et soumettent, selon des modalités qui leur sont propres. S’il y a bien un genre qui documente les violences sexistes et les comportements machistes, c’est le roman noir. »



Texte : Émile Poivet, en Espagne

Photographie : Félix Colardelle, pour Mouvement

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