Le navire Ocean Viking, affrété par une association de secours en mer, sillonne les eaux de la Méditerranée depuis 2019. Une zone trouble : le droit international se frotte aux directives européennes et aux politiques migratoires de chaque pays. Des passeurs croisent des garde-côtes qui croisent des miliciens. Sur les navires humanitaires, on doute, on répare, on s’ennuie – et soudain, on se lève en pleine nuit pour mener une opération de sauvetage. Le photographe Charles Thiefaine a passé trois semaines avec l’équipe de SOS Méditerranée et les rescapés de « l’enfer libyen ». Carnet de bord.
Un reportage extrait du N°123 de Mouvement
29 juin. Sur le port de Syracuse au sud-est de la Sicile, d’immenses paquebots déversent les touristes par milliers. Au milieu de ce ballet maritime, un autre bateau, plus modeste, s’apprête à fendre la mer. C’est l’Ocean Viking, aussi appelé « OV », à quai depuis une semaine. Les équipes de SOS Méditerranée ont reçu un appel de détresse lancé à 92 milles nautiques de Tripoli. Cap vers le Sud, donc, entre Malte et la Libye. Arrivée en zone de sauvetage prévue dans trois jours. Les moteurs du bateau-mère, à la coque rouge vif fraîchement repeinte, grondent. Les côtes italiennes disparaissent peu à peu. Soudain, l’équipage est appelé à se réunir au « bridge », centre de pilotage au sommet du bateau. Une tempête se prépare. Faut-il se rendre sur place rapidement ? Ou est-il préférable de rester derrière la Sicile en attendant qu’elle passe son chemin ? Certains pensent que les embarcations de fortune tenteront la traversée quoi qu’il arrive, et qu’il faut être en mesure de les secourir. D’autres estiment que la seule présence de l’OV dans la zone de sauvetage pourrait encourager des départs en mer. « Nos détracteurs parlent de “pull factor” pour désigner notre pseudo-responsabilité dans le départ des bateaux de migrants. Tout cela parce que les passeurs nous repèrent sur les marines. Mais c’est faux : seulement 5 ou 6 % des personnes qui tentent de rejoindre l’Europe finissent à bord des bateaux humanitaires. La plupart atteignent les côtes par elles-mêmes, ou sont interceptées par les garde-côtes italiens », détaille Jérôme, ancien spécialiste en océanographie appliquée dans le milieu industriel, résidant à Camaret en Bretagne.
Il a rejoint SOS Méditerranée il y a environ trois ans, en même temps que sa compagne Thérèse, ancienne pilote de bateau sur des plateformes pétrolières offshore en Afrique Centrale. Tous deux font désormais partie de l’équipe de recherche et de sauvetage. Avec l’équipe de navigation, celle des machines, les médecins, les cuisiniers et la com’, nous sommes une trentaine à bord. Albert, chef des opérations – ou « Sarco », pour « Search and Rescue Coordinator » –, réunit tout le monde pour donner son verdict : « Si personne ne s’y oppose, nous poursuivons notre route vers la Libye. » Quelques secondes de silence trahissent la perplexité qui règne à bord. Le lendemain, Hippolyte, logisticien, lance en nettoyant le pont : « Il est arrivé que des opérations de sauvetage se passent mal quand la mer est agitée. D’autres Sarco auraient peut-être fait un autre choix. Albert est prudent, mais d’autres le sont davantage. » Le soir, les équipes de SOS Méditerranée lancent les bateaux de sauvetage à l’eau pour simuler une opération de nuit. Filippo, sauveteur en mer, infirmier et seul Sicilien de l’équipage, confie : « Je préfère la nuit quand la mer est calme. La Méditerranée se montre parfois très dangereuse. Ce n’est pas pour rien qu’on dit de ses vagues qu’elles sont en dents de scie. » Les premiers remous se font sentir dès le lendemain. De jour en jour la houle augmente et le bateau tangue sans cesse. Les siestes et les médicaments n’y font rien : la plupart des membres de l’équipage, capitaine inclus, ont le mal de mer. Même le commis de cuisine n’est pas dans son assiette. Des vagues de deux mètres se brisent sur la coque du bateau, projetant des gerbes d’eau par-dessus le bastingage. Où abriter les rescapés, parfois plusieurs centaines, par une telle météo ? Après trois jours de navigation, l’Ocean Viking atteint la zone de recherche au nord de Tripoli. Les vagues nous font toujours tanguer. Postés chacun à notre tour à l’avant du bateau sur l’héliport, nous surveillons désormais la zone aux jumelles. Les jours se suivent et se ressemblent. Aucun bateau en détresse n’est signalé. « Preuve que nous ne sommes pas des “pull factors” », conclut un membre de l’équipage. Mohamed, traducteur palestinien pour la Croix-Rouge, originaire de Bethléem et vivant à Palerme, tente de se remettre du mal de mer. Hippolyte, ébéniste, s’est lancé dans la fabrication d’une fenêtre sur un container. Filippo tue le temps en fumant des cigarettes roulées à l’avant du bateau, assis sur le cordage. Marina, sage-femme japonaise, fête son anniversaire. Les équipes de sauvetages poncent le plancher. Après avoir par- couru l’Est des côtes libyennes, le bateau se dirige maintenant vers l’Ouest du pays où plusieurs cas d’embarcations en détresse ont été repérées et secourues ces derniers jours par Humanity One, navire de l’ONG allemande SOS Humanity.
MAUVAISE RENCONTRE EN HAUTE MER
7 juillet, deuxième tour des élections législatives en France. La victoire du Nouveau Front Populaire réjouit l’équipage. Filippo, amusé, scande : « Siamo tutti antifascisti ! » Le lendemain un autre bateau, cette fois-ci le Sea-Eye 4, appartenant aussi à une ONG allemande, procède à son troisième sauvetage en quelques heures. Nous entendons leurs échanges avec les garde-côtes tunisiens sur la voie 16 de la VHF, fréquence internationale de la détresse radio : « Ne vous approchez pas. Les personnes sur le bateau craignent votre présence et vous risquez de les faire chavirer. » Nous naviguons sur une eau calme. Des flammes scintillent à l’horizon, laissant deviner des plateformes pétrolières. Un épais brouillard orange et stagnant a remplacé le ciel bleu azur de l’après-tempête. Les garde-côtes libyens ne sont pas loin. On les aperçoit aux jumelles, allant et venant. Les appels radios sont de plus en plus fréquents. Tout le monde est sur ses gardes quand, à deux heures du matin, la voix d’Albert retentit sur toutes les radios : « À l’ensemble de l’équipage : contact à proximité. » Une cible a été repérée à quelques mètres du navire. Les équipes de sauvetages grimpent les marches quatre à quatre, enfilent leur équipement – casque, gilet, salopette et bottes en caoutchouc. Chacun attrape sa lampe torche et saute dans l’un des trois bateaux de sauvetages lancés à l’eau simultanément. Aucune étoile pour éclairer la surface de l’eau. Même la lune se montre à peine. Après dix minutes de tâtonnements dans les parages de l’OV, un bateau en fibre de verre équipé de deux gros moteurs est repéré dans la pénombre. Il est à l’arrêt. Trois silhouettes s’agitent à l’avant. Les bateaux de sauvetage continuent de s’approcher. « Qu’est-ce que vous voulez ? », lance en anglais un homme depuis l’embarcation. Il porte un treillis militaire et semble paniqué. Les équipes de SOS font demi-tour : ici point de naufragés, mais des miliciens libyens venus rôder autour du navire.
9 juillet : fin de matinée, un appel Alarm Phone, le numéro d’alerte pour le secours en mer assuré 24h/24 par 200 activistes internationaux, informe SOS Méditerranée de la présence d’un bateau en détresse. Une fois équipés, les sauveteurs de l’Ocean Viking lancent à nouveau les pneumatiques à l’eau et se dirigent vers la cible. Ils découvrent une barque en bois. À bord, une centaine de personnes, principalement des Syriens dont des femmes et des enfants, naviguent depuis douze heures en provenance de la ville de Zaouïa à l’Ouest de la Libye. L’équipe de Charlie, ancien pêcheur suédois et chef des opérations de sauvetage, distribue les gilets de sauvetage quand deux zodiacs noirs surgissent : des hommes cagoulés, pistolet semi-automatique à la ceinture, grimpent sur la barque, provoquant un mouvement de panique. Les personnes encore à bord, effrayées à l’idée d’être ramenées en Libye, se jettent à l’eau. Charlie, Amin et Filippo lancent des bouées « fer à cheval » tout autour du bateau. Les naufragés parviennent à nager jusqu’à nous pendant que les miliciens s’emparent des moteurs des embarcations et disparaissent.
DES BÂTONS DANS L’HÉLICE
Les miliciens ne portent aucun signe distinctif et il est difficile de comprendre qui les finance ou qui les autorise. Il semble qu’ils soient de mèche avec les passeurs, profitant des naufrages pour récupérer du matériel coûteux. Certains occupent la fonction plus ou moins officieuse de garde-côte grâce aux budgets que l’Union Européenne octroie à la Libye pour surveiller ses frontières. De retour sur le bateau-mère, les équipes médicales prennent en charge les rescapés dont certains sont toujours sous le choc. Un homme aux vêtements trempés est transféré au centre médical sur une civière. Les équipes de SOS Méditerranée et de la Croix-Rouge distribuent des sacs de nourriture, du linge propre et des couvertures. Mohamed met des bracelets de couleur aux personnes secourues pour distinguer les adultes des mineurs isolés. Au bridge, Albert prévient les autorités italiennes, appuyé par son bras droit Lan Franco, marin d’une cinquantaine d’années : « J’étais capitaine de yacht pour des hommes politiques italiens et des milliardaires. J’allais de port en port : Saint-Tropez, Monaco, Porto Fino. À côté, j’étais ambulancier volontaire pour la Croix-Rouge. Un jour, j’en ai eu assez de côtoyer la clientèle des yachts. Un ami m’a proposé de travailler ici. » Le Sarco informe l’équipage que l’Ocean Viking a été assigné au port de Marina di Carrara sur la côte toscane, près de Pise. L’ancien moniteur de plongée annonce trois jours et demi de navigation pour atteindre cette station balnéaire connue pour ses carrières de marbre. Depuis quelques années, l’OV, comme les autres navires de sauvetage, sont tenus de désembarquer dans des ports toujours plus au nord de l’Italie, loin des côtes libyennes et tunisiennes. Le gouvernement italien prétend qu’il s’agit là de mieux répartir les arrivées. Mais c’est aussi le temps de trajet qui est rallongé : les bateaux humanitaires passent moins de jours dans les zones de recherche et le nombre de sauvetages diminue.
La vie s’organise peu à peu sur le bateau. Les 96 Syriens, originaires de Damas, Deraa, Raqqa ou encore Deir Ezzor, s’installent dans le container des hommes. Ils mettent leur linge à sécher, prennent une douche ou scrutent l’horizon à l’arrière du bateau. En milieu d’après-midi, le même jour, alors que l’Ocean Viking se dirige vers l’Italie, un autre signal est envoyé, cette fois-ci par Seabird, un avion de reconnaissance civil qui survole la zone de détresse au large de la Libye depuis 2020. L’OV fait demi-tour : cap vers le Sud à nouveau. En théorie, le droit italien oblige les navires de sauvetage à se rendre au port dès l’assignation reçue, mais c’est le droit international qui prime : l’assistance aux personnes en danger est prioritaire. Après deux heures de navigation, Charlie et les autres secourent 43 personnes d’origines érythréenne et soudanaise. Parmi eux, le jeune Dani, érythréen, raconte, une fois en sécurité : « Nous sommes partis à deux heures du matin, cela fait onze heures que nous naviguons. Avant ça, j’ai vécu quatre mois en Libye. C’est là que j’ai rencontré les autres, en jouant au billard dans un café. J’ai grandi au Soudan. Quand la guerre a éclaté dans le Tigré, j’ai rejoint les forces du Front de Libération du peuple du Tigré (FLPT). En voyant toutes les exactions que commettait l’armée érythréenne, je me devais de m’engager. T’en penses quoi, toi, de ce qu’il se passe au Tigré ? ». Silence gêné. Il poursuit : « Mais c’était trop dangereux, alors j’ai pris la route. Je suis passé par l’Égypte. C’est moins cher que d’aller directement en Libye : 2 500 dollars, contre 4 000. Mes parents m’ont payé le voyage. Mon père était trader. Maintenant, il travaille dans sa ferme. » Dani a appris l’anglais en regardant des séries américaines type Game of Thrones. Le jeune homme ne porte pas le bracelet jaune qui distingue les mineurs isolés des adultes. Il apparaît pourtant clairement, au fil de la conversation, qu’il n’a que 17 ans et voyage seul. Un de ses amis lui a conseillé de dire qu’il était majeur pour espérer trouver du travail rapidement. La Croix-Rouge lui expliquera qu’il aura plus de droits en tant que mineur.
261 PERSONNES À BORD
10 juillet, lever du jour. Aux jumelles, Charlie repère un bateau en détresse à quelques centaines de mètres de l’Ocean Viking. Albert prévient les autorités italiennes. Les sauveteurs rejoignent l’embarcation de fortune qui est sur le point de chavirer. C’est une fabrication en métal, conçue pour la traversée, et sa soudure est en train de lâcher. À bord, une trentaine de personnes : hommes, femmes, enfants. Cela fait plus de deux jours et demi qu’ils naviguent. Ils n’ont ni eau, ni nourriture. Certains d’entre eux ont la peau brûlée par le mélange de fuel et d’eau salé. Les autres semblent déshydratés, épuisés par la traversée, au bord de l’écroulement. Les équipes secourent les occupants en attendant l’arrivée des garde-côtes italiens. Le même après-midi, l’Ocean Viking est amené à secourir deux autres bateaux au large de Sfax, entre la Tunisie et les eaux territoriales maltaises. Au total, 261 personnes se retrouvent à son bord lorsque celui-ci traverse le corridor tunisien, non loin de Lampedusa. Il reste encore trois jours de navigation avant d’atteindre Marina di Carrara. Tous les containers sont occupés. Des dizaines d’hommes dorment à l’extérieur où de long matelas ont été déroulés. Il faut les enjamber pour traverser le bateau.
À l’arrière, c’est « l’Aft », une sorte de plateforme où l’on se détend. C’est l’endroit idéal pour faire des photos : on sort du cadre humanitaire, des distributions de couverture et des files d’attente pour une portion de riz. Les jeunes se rencontrent, se découvrent. Ça fume, ça trafique, ça joue aux cartes. Certains se racontent leur vie au pays en scrutant les remous du bateau. Wael, un jeune syrien de 21 ans, étudiant en droit et originaire de Deir Ezzor, raconte : « Un commandant de l’armée syrienne m’avait dans le collimateur parce que j’avais refusé de rejoindre l’armée. J’étais pourtant étudiant. Ma mère m’a dit qu’il n’allait pas me lâcher et qu’il fallait que je parte. Alors j’ai tenté ma chance en Libye sans me douter de ce qui allait m’arriver. » Sur son visage affleure un léger sourire, comme pour dédramatiser. Il poursuit : « J’ai voulu traverser tout de suite, mais des miliciens nous ont rattrapés en pleine mer et je me suis retrouvé en prison. Il fallait payer 2 500 dollars pour sortir, sinon j’y restais six mois. Je ne pouvais pas payer alors j’ai appelé ma famille. Puis je me suis adressé à un passeur qui m’a fait monter sur un bateau et a appelé les autorités pour nous dénoncer. Des miliciens nous ont attrapés une heure après. J’ai perdu beaucoup d’argent dans ce voyage. » Pendant ce temps, quelques accrochages surviennent entre de jeunes tunisiens exaltés et un groupe d’Érythréens. Hussein et Zahra, un couple originaire d’un village près de Lattaquié en Syrie, se retrouvent devant le container des femmes, où l’ambiance est plus calme qu’à l’arrière du bateau. Une trace nette de brûlure se dessine sur la joue de Zahra, qui s’est empressée d’enlever son voile une fois sur l’OV. Elle raconte : « On s’est marié un mois avant de partir mais on n’a pas fait la fête. On voulait garder notre argent pour la traversée et célébrer notre union en Allemagne. En arrivant, j’aimerais tomber enceinte », raconte la jeune femme en caressant la main de son mari. Ils ne se quittent que pour dormir. Tout comme Thérèse et Jérôme. À l’arrière, les jeunes tunisiens se demandent ce qui les attend en Italie. Zied a vécu sept ans à Toulouse. Il était carreleur. Un jour, il se fait contrôler au volant de sa camionnette de chantier et montre son permis tunisien. La police aux frontières le met dans un avion quelques heures plus tard. Zied laisse ses affaires et son appartement derrière lui. Son frère et sa sœur, qui ont obtenu leur titre de séjour, sont encore à Toulouse. Alors pas question de rester vivre en Tunisie. Et puis la vie est trop chère par rapport aux salaires. « Même une Twingo c’est 15 000 euros au bled ! »
12 juillet. Le navire traverse la mer Tyrrhénienne. Quelques rescapés parviennent à capter le réseau italien et joindre leurs familles. On aperçoit une baleine au loin, elle semble jouer avec les vagues du bateau. Le lendemain, jour de débarquement, Wael, Hussein et les autres se lèvent aux aurores pour contempler le décor, plutôt idyllique, de ce qu’ils imaginent être leur nouvelle vie. De hautes montagnes verdoyantes dans lesquelles ont été creusées des carrières de marbre blanc. Des bateaux de plaisance qui sillonnent la baie. L’Ocean Viking entre dans le port, escorté par les garde-côtes. Wael, accoudé sur les rambardes du navire, observe des pêcheurs impassibles. Dani porte finalement un bracelet jaune. Allongé à l’arrière du bateau une fois sa joie épuisée, un des Tunisiens me demande : « Ils vont nous renvoyer chez nous ? »
Texte et photographie : Charles Thiefaine, pour Mouvement
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