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Un agent de la Haute Autorité de Santé, en visite à la Borde, un château du Loir-et-Cher reconverti en clinique psychiatrique en 1953, s’exclame : « C’est vachement bien votre truc, mais c’est un lieu de vie ici, ce n’est pas un lieu de soin ! » Réaction du médecin-chef Jean Oury : « J’ai cru que j’allais lui mettre la tête dans la terre. » L’anecdote, relatée par l’artiste et soignante Agathe Boulanger dans une œuvre exposée au Palais de Tokyo, n’a rien d’étonnant : c’est précisément contre cette conception carcérale du soin, institutionnalisée, que le neuropsychiatre a fondé ce lieu et l’a dirigé jusqu’à sa mort en 2014. Ici : ni verrous, ni numéros sur les portes ; pas de blouse blanche ; pas de recours systématique aux psychotropes, encore moins aux électrochocs. Les « pensionnaires » vivent en mixité, sont libres de vagabonder – même en dehors de l’établissement –, de s’exprimer en comité et surtout, ils participent à la gestion de la vie en collectivité, décident de l’utilisation des fonds en fonction des besoins et des désirs. Patients comme soignants – qui ne sont pas nécessairement issus du monde médical – : tous ont voix au chapitre. À la Borde, on considère qu’un « schizophrène vous questionne sur ce que vous êtes vous-même ». Il n’est pas un malade mental psychotique mais un « sujet dissocié qui peut être dans plusieurs espaces imaginaires », pour reprendre les mots de Félix Guattari qui travaillera lui aussi à la Borde jusqu’à sa mort.


Une approche révolutionnaire de la psychiatrie, appelée « psychothérapie institutionnelle », dont le Palais de Tokyo se fait l’écho pédagogique avec l’exposition Toucher l’insensé, depuis ses débuts dans les années 1940 jusqu’à aujourd’hui. Le défi est de taille mais pertinent dans un espace d’art contemporain – également source de violences a minima symboliques. D’abord parce que la pratique artistique est au cœur de la vie des pensionnaires. Ensuite parce que le parti-pris de la psychothérapie institutionnelle, c’est qu’il faut soigner la société plutôt que les malades. Enfin, parce que malgré les appels à l’aide d’hôpitaux psychiatriques français où l’on dénonce une « maltraitance généralisée », le gouvernement fait non seulement la sourde oreille mais continue de dépecer tranquillement le système de santé sans que l’opinion publique ne s’en émeuve. Dans cette exposition labyrintique, les films de François Pain, qui a suivi dans les années 1980 les expériences de psychiatrie alternatives, marquent des points de repères. On y passe des cuisines de La Borde où l’on débat de la nécessité d’une porte à une discussion sur l’universalité de la beauté face à la performance d’un maître butō dans les jardins de l’hôpital. Laissons-nous dériver, entre œuvres plastiques et archives, dans les survivances de ces expériences, à la recherche de leur influence au-delà du médical.

 

Vue de l’exposition: « Toucher l’insensé », Palais de Tokyo, 16.02-30.06.2024Crédit photo : Aurélien Mole




Qui de nous deux est le fou ? 


D’emblée, une animation intitulée Ni étrange, ni étranger, nous met dans le bain : des personnages aux visages fermés mais aux membres extensibles, voire autonomes, explorent des ouvertures dans les murs ou le corps d’un autre, une manière de tester la porosité au monde en dépit des barrières imposées, physiques comme mentales. L’artiste, Signe Frederiksen, a travaillé auprès d’enfants atteints de troubles autistiques, le soir, elle laissait le crayon déverser ses humeurs mentales sur papier. C’est ainsi que sont nées ces figures troublantes, comme des doubles inconscients. À plusieurs étapes du parcours, une collection d’objets quotidiens surdimensionnés rythment l’espace. Plus ou moins violents ils ont été confectionnés en papier blanc par Patrick Pion selon une technique élaborée avec les patient.es de l’hôpital psychiatrique de Bourges. Une haie de fourchette, une ampoule, une mitraillette, un cintre ou encore un fouet nous mènent au film Marianne et Robin de Jules Lagrange réalisé avec les élèves des classes ULIS (Unités localisées pour l’inclusion scolaire) de Seine-et-Marne. Une pellicule granuleuse, des personnages marionnettiques fabriqués avec un fenouil ou des amulettes pour rejouer l’histoire de Robin des bois transposée à une époque où l’on parle de forces de l’ordre, de terrorisme et de migrants.


Plus loin, on slalome entre des mannequins vêtus de « capes-mentales » en velours. Sur chacune, d’une couleur spécifique, sont gravés des mots : « Manipulation, Résistance, Argumentation, Uniformisation » sur la rouge. En face, des téléviseurs diffusent des entretiens entre Carla Adra, artiste en résidence au centre d’art la Galerie à Noisy-le-Sec, des agents travaillant dans des instituts voisins et des adolescents du centre médico-éducatif de la Ville. Les listes des mots-clefs – inscrits sur les capes – choisis par les ados deviennent les supports d’un échange autour des imaginaires que ces mots suscitent chez les « patients » comme chez les « personnes dépositaires de l’autorité », sans hiérarchie. Des talismans, « dans le but de rendre audible ce qui est disqualifié », explique l’artiste.


Les paroles « disqualifiées » s’avèrent le terreau fertile du groupe électro-rock Astéréotypie, dont quatre membres sont atteints de troubles du spectre autistique. Ils sont auteurs de clips qui tournent en dérision l’aliénation intime et collective, notamment à travers une représentation parodique des élus de la République. On s’incruste dans une répétition avec un extrait du film de Laeticia Møller, L’Énergie positive des dieux. L’un des musiciens attrape au vol les paroles de son camarade qui déroule le fil de sa pensée : « La Wallonie est un territoire à fort caractère. C’est Bruxelles la capitale qui est aussi celle du chou. Voir le jour sous un autre angle. » L’autre tente de suivre le rythme, note, reviens sur une idée. Bref, une poésie spontanée en forme de cadavre exquis qui, comme les surréalistes, ne s’encombre pas de fioritures, ni de distinction entre « valides » et « handicapés ».



Patrik Pion,Les Menottes, 2016, Courtesy Galerie Valeria Cetraro, Paris©ADAGP, Paris,2023



Ohé ! psychotiques, ouvriers et paysans, c'est l'alarme ! 


Pour qui en douterait, la pratique artistique permet de faire émerger – ou d’accepter – des individualités complexes là où le regard social ne voit que des « malades ». Il peut aussi aider à abattre, symboliquement du moins, les barreaux d’un complexe hospitalo-carcéral, organisé autour de la perte de repères et de liens avec le monde extérieur. L’installation de Michel François, qui a rencontré à plusieurs reprises les détenus-patients du TBS de Kijvelanden aux Pays-Bas entre 1996 et 1997, en fait le constat cynique. L’artiste a reproduit le plan d’une cellule-type sur un tapis au sol, des mêmes dimensions : on s’essuie les pieds sur le lit et la cuvette. Aux murs, ce même plan est décliné jusqu’à l’écrasement complet de la cellule. L’artiste belge a aussi pris soin de distribuer aux internés une carte postale représentant une vue aérienne de l’établissement.


Mais la liberté relative que permet l’art n’endosse pas toute la charge politique qui sous-tend la psychothérapie institutionnelle. Actuellement, les résidences d’artistes en institutions spécialisées semblent être le seul espace où faire vivre cet héritage. Une manière de déléguer qui peut mener à une dépolitisation. La psychothérapie institutionnelle est moins une expérience médicale qu’une expérimentation sociale et politique à plus grande échelle. Parmi les archives revisitées par l’artiste Tania Gheerbrant, les revues fabriquées par les collectifs de patient.es anti-psychiatriques dans les années 1970 portent la trace d’une verve, si ce n’est anarcho-communiste, du moins anti-institutionnelle : « Psychiatrisés en lutte », lit-on en gros titre au-dessus d’un poing levé. Ou encore une poésie signée Bill Archibald : « Droguer pour calmer les esprits. Choquer pour rétablir l’équilibre. Enfermer – vite… à l’isolement. Le silence est ancré […] Une vie de vêtements achetés sur catalogue / Sans forme – système de conformité / Qui ne plie pas comme l’osier / Mais demeure, raide comme le chêne. »


Vous l’aurez compris : la psychothérapie institutionnelle a des racines engagées. Le père du mouvement, François Tosquelles, était un psychiatre catalan, membre de la milice antifasciste du POUM pendant la guerre civile espagnole puis réfugié en France : « une jambe freudienne, l’autre marxiste », comme il disait. Sur le front, il a mis en place des « cliniques » pour soigner les combattants dans des auberges et maisons closes et invités des hommes de lettres, des peintres, des curés ou encore des prostituées – autant de profils qui connaissent bien le genre humain – à rejoindre les équipes de soignants. Arrivé en 1940 à l’hôpital de Saint-Alban, en Lozère – où séjourna notamment Antonin Artaud –, il invite les « patients » à casser eux-mêmes les murs du quartier cellulaire. Derrière cette action aussi pratique que symbolique, c’est le début d’une ère où les « malades » se réapproprient leurs conditions de vie et s’organisent en autogestion, dans le contexte pétainiste. Ainsi Saint-Alban est le seul hôpital français où les pensionnaires n’ont pas souffert de famine pendant la guerre. Dans un entretien filmé par François Pain, le psychiatre évoque les piliers de sa pratique : combattre les corporatismes, assurer le droit d’expression, de circulation et d’échange pour les malades, et enfin, la révolution permanente.



Michel François, L'expérimentation d'un plan de cellule, vue d'exposition àDe Pont museum, 2013©ADAGP,Paris, 2023



Décoloniser la psychiatrie


Car, pour ceux qui en doutent encore, la maladie mentale est une affaire politique. Elle a longtemps été un prétexte pour mettre à l’écart de la société les femmes, les homosexuels ou encore les opposants politiques. Dans les asiles, les sévices pour « rééduquer » et « faire rentrer dans le rang » vont bon train. Le monde asilaire s’avère un blanc-seing pour tester le contrôle policier des populations. Et le pouvoir colonial s’en est servi. Après son passage à Saint-Alban, Frantz Fanon a développé la psychothérapie institutionnelle à l’hôpital de Blida en Algérie dans les années 1950 où il a mis au jour l’impact de la violence coloniale sur le psychisme : une dépersonnalisation qui réduit « l’indigène » à « un être infantilisé, opprimé, rejeté, déshumanisé, acculturé, aliéné ». Dans l’exposition, on découvre les travaux d’un de ses héritiers, le docteur Abdellah Ziou Ziou, qui adapte les soins à la culture traditionnelle marocaine : « La psychiatrie pour certains est contre indiquée pour notre société, car pour eux le but final d’une analyse est le développement du “Moi” or, notre société est plutôt une société du “Nous”, nous vivons en groupe, en famille, en clan. » En 1981, dans un contexte post-colonial, à l’hôpital psychiatrique de Berrechid, il invite des maalem – maîtres qui transmettent l’art de la transe via la musique – et plusieurs plasticiens de l’école de Casablanca. Abdeslam Ziou Ziou, chercheur en art et fils du médecin, et l’artiste Sofiane Byari donnent corps à cette mémoire en mettant en scène des photos d’archives au sein d’une maquette de l’hôpital, où vivent des figurines et où sont reproduites les fresques des patients. L’artiste exhume aussi un poème déclamé par un certain Rahal, interné pour la première fois en 1982, qu’il met en musique. Un travail d’autant plus précieux que l’expérience d’Abdellah Ziou Ziou a été brutalement interrompue : « Il fallait peut-être s’y attendre, notait le psychiatre muté à Rabat, le monstre Institution a ressorti ses dents, il a essayé d’effacer toute empreinte de l’intervention, de marginaliser voire rejeter les éléments dynamiques qui aident les corps meurtris par la violence asilaire à reprendre goût à la vie. »


Actuellement en France, la tendance est plutôt au renforcement des politiques sécuritaires et répressives au détriment du soin. Et pourtant, le nombre de personnes atteintes de troubles psychiatriques a explosé – la faute à la pandémie, à la guerre en Ukraine ou encore au changement climatique –, les plus exposées étant celles ayant les plus bas revenus. À quand la convergence des luttes entre « malades » et « précaires » ?



Toucher l’insensé, exposition collective

jusqu’au 30 juin au Palais de Tokyo, Paris