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Le seum – amertume en arabe – définit un sentiment d’occasion manquée, ce goût amer qui racle le fond de la gorge lorsque nos attentes sont déçues. C’est aussi le point de départ des nouvelles expositions au Palais de Tokyo. Une sorte d’empêchement donc, à l’image de ce qu’annonce la photographie d’un oiseau bariolé – Si Di Kubi (2019) –, tenu en laisse par une main imposante, accrochée en hauteur qui accueille le visiteur à l’entrée de Signal. Il sera question de contraintes, et des expériences intimes et politiques qui en découlent. Des contraintes qui prennent les formes disparates de colère militante, de revendications, d’engagements, de douleurs, d’inventions, d’art aussi. Autant de directions que Mohamed Bourouissa empreinte à l’unisson. Car si cette première rétrospective nationale consacrée à l’artiste va droit au but dès les premiers mètres de moquette jaune foulés, c’est qu’elle travaille à miroiter l’hétérogénéité de sa pratique entre vidéos, photographies, sculptures, installations et documentaires. Un art de l’éparpillement qui fait des relations sociales et des formes qui en résultent une matière première, afin de déborder du vase clos de l’art contemporain. Le colonisé envahit les lieux légitimes, le centre serait pensé en fonction des périphéries.



Mohamed Bourouissa,Seum,Courtesy de l’artiste etMennour Paris© Mohamed Bourouissa /ADAGP,Paris, 2023




S’effacer pour laisser fleurir d’autres figures


Il s’agirait de faire art comme on fait société, avec violence et camaraderie tout à la fois, dans un capharnaüm visuel ponctué de bidons noirs sur roulettes où poussent des mimosas. Des fleurs que Bourouissa aura appris à écouter avec Brutal Family Roots (2020), un dispositif sonore transmettant leur pouls en stéréo aux visiteurs. Et pour cause, ces plantes sont en même temps chargées de ses souvenirs d’enfance en Algérie et de l’histoire coloniale qui a dispersé l’espèce végétale entre l’Australie et le bassin méditerranéen à partir du XVIIIe siècle. Ainsi Giardini (2024), l’immense installation aux airs de jardin partagé servant d’entrée en matière à Signal, tend à donner la voix à tous ceux qui accompagnent Mohamed Bourouissa depuis ses débuts, de ses proches à Frantz Fanon, en passant par un certain nombre d’anonymes et de jeunes artistes qu’il suit depuis plusieurs années et dont il souhaite mettre le travail en lumière, parmi lesquels l’artiste et DJ Christelle Oyiri et Al, le détenu avec qui il a collaboré pour Temps Mort (2009) et qui photographiait son quotidien carcéral. Le signal lancé par l’artiste serait celui d’un appel au décentrement, à la diffraction du regard, n’en déplaise au seum du visiteur qui s’attend à découvrir une rétrospective plus ou moins exhaustive et monumentale. Ne restent des très marquantes séries d'œuvres Horse day (2014) – une immersion chez les cowboys afro-américains de Philadelphie –, Temps Mort (2009) et Périphérique (2006) – un portrait de la jeunesse des banlieues post-révoltes urbaines façon peinture d’histoire –, que de brèves évocations, éparpillées dans les jardins grillagés où les formes peinent parfois à s'épanouir ou à réellement frapper le regard.



Mohamed Bourouissa,Si Di Kubi, 2019,Courtesy de l’artiste et Mennour Paris© Mohamed Bourouissa/ADAGP, Paris, 2023




Savoir prendre le risque 


Prendre le risque du détour et s’éloigner des thèmes que prescrit la pesante étiquette de rétrospective n’est pas une ambition étonnante pour un artiste qui aura toujours éprouvé l’urgence de travailler depuis les marges. Et au moment où ce méli-mélo formel, alliage de dispersion et de prise de position politique ludique – dont la mise en lumière d’artistes gazaouis grâce à un jeu pensé en collaboration avec le collectif Hawaf – tend à nous perdre, le film Généalogie de la violence (2023-2024) marque un point de repère. Dans un camaïeu de parme, la vidéo met en scène la pénétration de la violence dans les corps des personnages, deux jeunes étudiants interrompus dans leur amourette par un contrôle au faciès. Comme une plongée au cœur de ce que Frantz Fanon appelait une dépersonnalisation pénétrant jusqu’au sein des muscles de l’indigène dans les Damnés de la terre (1961), la caméra s’introduit dans la chair des protagonistes. Il faudrait lire l’éclatement de l’exposition comme une revendication de liberté face aux forces établies, une manière de résister aux sens attendus et d’imposer un libre work in progress entre les murs de l’écrasante institution – dont le rôle est de digérer toute forme de résistance. Ce qui nous ramène au flamboyant perroquet empêché. On imagine l’artiste négocier sans cesse avec les bornes qu’impose le cadre d’une rétrospective, et de la même façon avec son statut d’artiste et de commissaire, auquel il préférait sans doute le rôle de fédérateur. Mohamed Bourouissa brandit haut les couleurs de ses engagements artistiques par une méthode de travail fondée sur le décalage formel et la collaboration avec de jeunes artistes et des anonymes, ceux habituellement relégués aux secondes zones. Signal est autant un appel à changer de perspective sur la société qu’une tentative de remettre la dignité humaine au cœur des interrogations esthétiques. Penser, voir, serait avant tout l'indéfectible capacité à soutenir un regard, à l’instar des Shoplifters (2014), défiant l’objectif de la caméra de surveillance malgré leur humiliation. Regarder, c’est résister.



Mohamed Bourouissa, Signal

⇢  jusqu’au 30 juin au Palais de Tokyo, Paris

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