CHARGEMENT...

spinner

Prendre une branche et la fendre dans le prolongement de ses strates naturelles. Prendre des chutes de bois, les coller et teinter les coutures avec du rouge de Pujols. Prendre une carcasse de cheval et l’enrober dans du polyester stratifié. Toni Grand prend ce qui est à portée de main en Camargue, où il vit jusqu’à sa mort en 2005, et travaille les matériaux comme un ouvrier-menuisier. Mais c’est presque comme un enfant qu’il les transforme, curieux du mouvement singulier d’un bâton, qu’il accentue, contrarie ou magnifie, ou du profilage d’un poisson qu’il utilise pour déstabiliser le règne rigide des matériaux de construction et de l’académisme monumental.


Toni Grand, Sans titre, 10 juin 1988, poissons, bois et stratifié polyester, 220 x 150 x 135 cm, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée national d’art moderne/Centre de création industrielle, don de l'artiste en 2002, inv. AM 2002-152 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais/Philippe Migeat © ADAGP, Paris, 2024


Ce « bricolage » excite un imaginaire naïf et ouvre le premier chapitre de sa rétrospective au musée Fabre de Montpellier, ville où Toni Grand a commencé l’école des Beaux-arts en 1956 avant d’être enrôlé sur le front algérien. Ses premières sculptures de bois donnent à la salle inaugurale des allures de grange folklorique où reposeraient des outils agricoles fantastiques et des mues de reptiles non identifiés. Un tour de force entre les murs aseptisés de l’institution. Le sculpteur détourne la verticalité du bois en un cercle infini – une Grande courbe fermée noire (1977) – à coup de polyester et de graphite. Une branche prend des airs de jambes de danseur, telle autre d’une échelle qui porterait les stigmates des morsures du vent, tel assemblage ressemble à un hachoir sanguinolant. Autant de variations formelles autour du bois – le plus souvent de chauffage – qui composent un lexique virtuose de cet élément sans noblesse. Dans un second chapitre, les troncs deviennent colonnes ornementales ou disques vertébraux, greffés avec un jumeau de polyester ou d’acier. Évidées, tailladées, peintes, ces colonnes portent fièrement leurs cicatrices, comme un doigt d’honneur à leur modèle académique de marbre.



Toni Grand, Sec, une refente entière – collé avec entretoises plus une refente entière – collé avec entretoises – équarri, 1975, trois éléments : 291 × 12 × 11 cm, 292 × 32 x 22 cm et 208 × 9 × 15 cm, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne Métropole, inv. 2002.19.1 © Photo Yves Bresson / Musée d’art moderne et contemporain de Saint- Etienne Métropole © ADAGP, Paris, 2024.


C’est aussi une déclaration d’amour à la fluidité du matériau organique qui, flotté et enduit de graphite, devient une forme flasque mais libre rampant aux pieds des cylindres. Une préfiguration des poissons et des anguilles qui apparaissent dans les œuvres de la troisième salle. À l’inverse du bois qui étonne par sa souplesse, les animaux d’écailles vitrifiés déconcertent par leur fermeté. Ils sont les prothèses rigides de structures métalliques et de cadres de bois avachis. Bien avant que l’urgence climatique ne secoue le débat public, l’élément « naturel » incarne dans ces œuvres ce qui répare et agence le monde, le poisson devenant une unité de mesure dans la construction. Le Modulor du Corbusier peut se rhabiller. De même que la Sainte-Trinité, revisitée en triskèle de poissons, ou encore le Cheval majeur de Raymond Duchamp-Villon – la frère de Marcel. Une sculpture futuriste à la gloire de la puissance industrielle, renégociée en un énorme moignon aux allures de viande séchée en métamorphose. 

 

Toni Grand, Genie Superlift Advantage, 1999, deux cents éléments en bois peint et lève-charge, hauteur variable (500 cm), Nantes, musée d'arts, dépôt de Julia Grand, inv. D.2003.1.2.S © Musée d'arts de Nantes – Photographie Cécile Clos © ADAGP, Paris, 2024



Ni concept ni maître 

 

Malgré un travail chargé de clins d’œil à l’histoire de l’art et à la philosophie, le credo de Toni Grand reste à hauteur de terre et d’homme : des matériaux simples et des gestes pauvres. Si l’artiste a été hissé parmi les figures tutélaires de la sculpture contemporaine, il n’a appartenu à aucune des chapelles reconnues par l’institution, la critique ou le marché. Qu’il s’agisse de l’arte povera italien, du minimalisme américain ou de Support/Surface, cercle fondé par ses amis Claude Viallat, Valensi et Pagès en réponse à la crise de la représentation, Toni Grand a flirté avec les avant-gardes des années 1970 sans en embrasser les dogmes, trop théoriques et conceptuels pour quelqu’un qui préfère le banal, l’affect et l’humour à la chose savante. Faut-il y sentir le souffle libertaire qui précède Mai 1968 ? L’année de sa participation à la Ve Biennale de Paris en 1967 et aussi celle de la publication de La Société du spectacle de Guy Debord – une vive critique de la société d’après-guerre : une fois les biens et les corps transformés en marchandises, le capitalisme se nourrit de la mise en spectacle permanente des rapports sociaux, fardant les structures de domination sous de la poussière d’étoiles consommable. Une analyse complétée une dizaine d’année plus tard par les thèses d’André Gorz, pionnier de l’écologie politique et de la décroissance. L’œuvre sobrement intitulée Genie Superlift Advantage (1999) – du nom de la marque de l’élévateur de charges détourné en socle pour une tornade de bois peints en blancs – confronte à l’absurdité du productivisme. Produire et consommer du vent : une sorte de vanité industrielle. Même glorifiées par un accrochage et une scénographie aussi soignés que pédagogiques – de rigueur pour une rétrospective institutionnelle –, les sculptures de Toni Grand s’avèrent anti-spectaculaires et profondément anti-autoritaires. Ou quand un carré parfait, symbole du génie mathématique et architectural humain, ne tient debout que grâce à des poissons – « un matériau sans valeur, sans détail ni histoire », comme le décrit l’artiste. Si la sculpture a eu notamment pour rôle d’être le témoin éternel de la puissance d’une civilisation, celles de Toni Grand témoignent, selon lui, d’un « moment de décomposition qui dure ». Un humble pied de nez à une société du spectacle portée à son paroxysme, et dont on guette l’effondrement.



Toni Grand, Morceau d’une chose possible

⇢  jusqu’au 20 mai au Musée Fabre, Montpellier