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« Less is more » : la formule fait mouche en ces temps de crise écologique et sociale vécue sur le mode du superlatif : surproduction, surconsommation, ultralibéralisme. Mais c’est un courant artistique, né dans l’Amérique du début des années 1960, qui en a d’abord fait son mantra : le minimalisme. À cette époque, l’armée américaine est bien partie pour rayer le Vietnam de la carte, l’orientation des missiles de Cuba pourrait donner le coup d’envoi à une guerre nucléaire et l’économie capitaliste n’a pas encore pris son premier choc pétrolier en pleine tête. Le pop art célèbre la consommation de masse et l’abstraction lyrique libère les passions dans des déchainements de peinture et de gestes. Réduire l’œuvre d’art à une forme géométrique élémentaire – le carré étant la forme suprême –, supprimer l’intervention de l’artiste pour lui préférer la découpe industrielle et castrer toute subjectivité en ne laissant aucune prise à l’interprétation : en pleine boulimie des « Trente Glorieuses », chercher l’essentiel et l’irréductible dans l’œuvre d’art est risqué, mais s’avère payant. Le minimalisme donnera le ton à l’art conceptuel qui monopolisera longtemps la scène artistique occidentale.

 

L’œuvre sociopathe

Toute cette histoire est bien jolie, mais, dans une année 2020 aux accents d’annonciation des désastres à venir, l’immense cube évidé de Robert Morris, bien à l’appui sur ses épaisses parois de métal, et confortablement installé à même le sol du musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, a de quoi laisser perplexe. Avec son air de parvenu intouchable, du haut de sa monumentalité industrielle, l’œuvre paraît indifférente au spectateur et à ses angoisses existentielles, trop occupé qu’elle est à fusionner avec le décor, tout aussi carré et gris, qui l’accueille. Alors, au seuil de l’exposition Le corps perceptif, on s’interroge : faut-il avoir des penchants de sociopathe pour apprécier flâner entre les sculptures de Robert Morris, couronné « monstre sacré » du minimalisme, autant en qualité de praticien que de théoricien, par les spécialistes de l’art ? D'autant que l'exposition, qui couvre la période 1960-1970, a pris la tournure d'une première rétrospective post-mortem pour l'artiste, disparu peu après avoir validé le projet de coproduition entre le MAMC + et le Mudam de Luxembourg

 

Pour autant, ce gros cube troué mérite davantage qu’un coup d’œil complexé. Ne serait-ce que pour son « honnêteté » pourrait-on dire, pour sa manière de s’offrir tout entier aux regards, sans chercher à séduire, ne prenant même pas la peine de cacher ses rainures et ses épais boulons. On accepte alors l’invitation d’Alexandre Quoi, co-commissaire de l’exposition, à « entrer dans l’œuvre », sans cartel ni ruban de sécurité. Baignées dans une lumière théâtrale, les salles s’enchaînent comme une succession de chambres privées, ou mini studios de répétition. On comprend d'emblée l'analogie entre l'objet géométrique usiné et le corps humain après avoir visité les 3Ls (1965) : trois « L » en trois dimensions, peints en « gris parking », tout occupés à passer de la position horizontale à la verticale. On pénètre ensuite dans l’intimité des « feutres ». Ces dépouilles brunâtres, aux allures de tests de Rorschach en volume, clouées au mur, n’en finissent pas de vouloir toucher le sol, exhibant sans pudeur les lacérations si précisément pratiquées dans le textile isolant. L’espace d’un instant, l’image d’un Christ moribond figé sur sa croix et dans l’agonie surgit des plis formés dans la matière, comme les rides d’un très vieux cuir. Mais voilà qu'un rectangle en fibre de verre brute, cadre le vide, le rien, annihilant par-là toutes les icônes au profit de la seule lumière et de sa plasticité. Un pied dans la salle suivante, on s’étonne de l’évanescence qui peut émaner de ce genre de matériaux avant de tomber sur 200 fragments, plaques de métal angulaires et feuilles de feutre avachies, gisant ça et là les unes sur les autres. On en conclut qu’une immense sculpture a dû imploser, sans savoir que cet amas de matériaux obéit en réalité à des règles quasi mathématiques. Un calcul supérieur qui ne doit pourtant jamais aboutir au même résultat, comme un coup de dés.

 

 

Regards pulvérisés 

On en sort bien contents de pouvoir compter, nous, sur l’unité de notre enveloppe corporelle, et la constance, même relative, des règles qui régissent notre organisme. Du moins, jusqu’à ce que l’on s’engouffre dans l’espace « frauduleux » des miroirs, matériau qui a hanté l’œuvre de Morris jusqu’à la fin des années 1970. Un bataillon de quatre cubes réfléchissants, qui agit comme une hélice pour qui dérange leur auto-contemplation, nous recrache en morceaux dans la dernière salle. Quatre miroirs à taille humaine tiennent les murs, face à face, reliés par des poutres au sol, ouvrant un enclos losangé à la symétrie rassurante. Or, sitôt entré à l’intérieur, la vision trébuche, s’éparpille, se délite dans la multiplicité des points de fuite, s’échoue sur ses propres limites. Il nous encombre à présent ce corps retrouvé, tant il entrave notre capacité à voir au-delà de lui-même. Dans son obsession de ne rien cacher, de déboulonner les illusions, Robert Morris touche si bien ici l’extrémité de la perception visuelle qu’il confine à son abolition. 

Qui aurait cru qu’une exposition d’art minimal, si promptement taxé d’évacuer la figure humaine et toute espèce d’émotion, éprouverait autant le corps ? Qu’une sculpture, faite de matériaux industriels, reproductible à souhait, dégagerait une aura si puissante ? Qu’un cube ancré dans le sol peut le subtiliser à nos pieds ? Planquée derrière un rideau, une vidéo montre l’artiste empoignant un miroir à hauteur d’yeux : des bribes de campagne enneigée y apparaissent entre deux éclats de lumière aveuglant. Des fragments de son corps s’immiscent parfois. Le paysage vacille dans une danse libre et fluide. Et c’est peut-être cette danse-là, ce « corps perceptif » comme articulation des fragments et des paradoxes, qui donne à Robert Morris la capacité de nous parler des déséquilibres du monde contemporain.

 

> Robert Morris, The perceiving body / Le corps perceptif, jusqu’au 1er novembre au MAMC+, Saint-Étienne

Crédits images : Vue de l’exposition Robert Morris. The Perceiving Body – Le corps perceptif au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole. p. Aurélien Mole / MAMC+

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