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Malgré ses restaurations successives le quartier médiéval du Bouffay à Nantes a gardé la structure d’un dédale. Le Passage Sainte Croix, ancien prieuré bénédiction du XIIe siècle, n'y fait pas exception avec ses pièces successives, son patio et son jardin. Or, ces fonctions de passage, transition et déambulation, se prêtent à merveille au travail de la plasticienne Ulla von Brandenburg, dont le vocabulaire artistique mêle installations, dessins et films.

Au passage Sainte Croix, les premières salles, qui présentent trois films, sont tapissées de rideaux colorés, réalisés à partir d’un assemblage de rideaux de scène récupérés en Pologne au cours des ans. Les tentures resserrent les espaces et filtrent la lumière, invitant à une visite intime, feutrée. Le spectateur entre littéralement en immersion dans la couleur, entre cocon et représentation. « Le rideau c’est toujours une sorte de scène possible, explique l’artiste. Où est la scène et où est le public n’est jamais clair. C’est intéressant d’être entre les deux. Ici on peut traverser les rideaux des deux côtés, on peut aussi rencontrer des gens au milieu. Alors se pose la question : qui est l’acteur, et qui est le spectateur ? Y’a -t-il une différence entre les deux ? »

Tout en vibration, le son du film C, Ü, I, T, H, E, A, K, O, G, N, B, D, F, R, M, P, L (2017), entre en résonance avec la physicalité des rideaux. Et le spectateur ressent physiquement qu’il est un corps dans cette couleur. Dans le second film, Quilts (2017), sept patchworks de tissu aux motifs géométriques bigarrés avancent à hauteur d’homme dans un champ sans relief, frontalement, en un pas lent et progressif. Derrière l’écran, à travers le rideau bleu-vert qui masque la véranda, le spectateur devine le jour (et les passants). Enfin, dans Blaue und Gelbe Schatten (2020), on retrouve les tissus teints aux mêmes tonalités que ceux qui nous entourent, manipulés à l’écran par les personnages d’une troupe de théâtre. Le film est une sorte de danse rituelle naïve, chantée et sur-jouée en couleurs dans une forêt. Les performeurs Benoit Résillot, Giuseppe Molino et Laurence Mayor accompagnent l’artiste depuis 10 ans et performaient également lors de l’inauguration de l’exposition le 3 juillet.

 

Activer les potentiels

De la performance inaugurale restent des objets-sculptures en papier mâché dans le patio, ainsi qu’un dernier film, projeté avant la sortie de l’exposition. L’installation du Passage Sainte Croix n’était-elle alors que le décor d’un moment joué, dont nous contemplons les vestiges ? Le spectateur arrive-t-il trop tard ? Si les performeurs ont quitté la scène, nous revient-il de reprendre leur rôle, en nous déplaçant dans ces rideaux ?

Quilts, 2017

Formée en scénographie à Karlsruhe avant de rejoindre la Kunstakademie de Hambourg, Ulla von Brandenburg (née en 1974) a gardé dans toute son œuvre plastique les thèmes, les accessoires et la temporalité du théâtre et aime jouer de l’ambiguïté entre scène et expositions. Cette interpénétration réciproque des lieux et des fonctions – si tant est que ces derniers existent – s’est confirmée dans chaque exposition d’Ulla von Brandenburg depuis 10 ans maintenant. On pense aux estrades colorées de 2016 à la Whitechapel Gallery (Londres), aux chapiteaux (Die Strasse / the Street, Biennale de Sidney, 2013-2014) ou à la rampe de skate pérenne installée au Palais de Tokyo (Paris, 2012), non pas en référence à une « esthétique relationnelle » en vogue ces années-là, mais plutôt dans l’héritage d’un Bruce Nauman ou d’une Yvonne Rainer étudiant le mouvement. Les lieux composés par Ulla, les objets environnants, restent des potentialités à activer ou non. L’artiste choisit de maintenir une hésitation esthétique et poétique (au sens premier du ποιεῖν grec, le « faire ») : « Pour moi c’est important d’activer le public, de lui donner une place changeante. Ses mouvements diffèrent, il se déplace. Il fait partie de l’œuvre. »

 

À bord du bateau théâtre

En discutant avec Ulla von Brandenburg et en observant la manière dont fonctionne son atelier et sa maison de Nogent L’Artaud (Marne), on est frappé de voir à quel point les thématiques abordées dans son travail se retrouvent très naturellement dans ses process de travail. La partie picturale de son œuvre – la galerie de portraits en aquarelle de personnages de cirque, de montreurs d’ours ou de figures féminines oubliées du théâtre – pouvait laisser croire à un simple choix de sujet. Mais le théâtre, la vie en communauté, l’organisation rituelle et croisée des moments de vie et d’ouvrage ne sont pas que le thème des films comme Le Milieu est bleu (2020) : ils irriguent la manière de travailler de l’artiste et de son studio, qui rappelle celle des troupes de théâtre ou des compagnies itinérantes. L’artiste s’est d’ailleurs intéressée aux recherches de Rudolf Steiner (1861-1925), dont la doctrine spirituelle occultiste croise les sciences de l’éducation, l’agriculture et la médecine. La pensée d’Ulla est en rhizome, fluviale, collaborative, dynamique mais jamais transcendante. Elle met en œuvre un temps long, suspendu et paisible, celui des gestes et des images, des cycles naturels qui contraignent la création dans son atelier des bords de Marne, et qu’on retrouve enfin dans ses films et dans l’exposition.    

Lors d’une intervention à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris en 2018, Ulla von Brandenburg faisait un parallèle entre le bateau et le théâtre. Les marins d’autrefois, rompus aux nœuds de corde et au tendage de toiles, étaient souvent sollicités pour monter les rideaux de théâtre lorsqu’ils étaient à terre. Cette métaphore de l’ouvrage en compagnie, où les talents se complètent en mer et à terre pour forger une fiction, semble particulièrement juste sur l’île de Nantes, dans un prieuré médiéval à l’occasion du Voyage annuel.

 

> Ulla Von Brandenburg, Ombres bleues et jaunes, jusqu’au 12 septembre au Passage Sainte-Croix, dans le cadre du Voyage à Nantes. Exposition coproduite par Voyage à Nantes et le  Georg Kolbe Museum de Berlin

 

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