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Un gars qui tient le crachoir pendant sept heures rien qu'à parler de vin, me dis-je en approchant de Montparnasse, il y a des risques que ce soit un peu saoulant. « Rendez-vous au Petit sommelier, juste en face de la gare » m'intime un SMS de la rédaction. Sébastien Barrier sera dans son élément et à cinq minutes de son train pour la Bretagne. Quand j'arrive, il est déjà en place. Lui, la bouteille et l'assiette de charcuterie sont déjà bien entamés. Il va falloir prendre le rythme et le tenir. « Peut-être qu'il faudrait qu'on reparle de tout ça l'esprit un peu plus net ? », me suggère-t-il une heure trente plus tard. On vide notre deuxième bouteille de vin rouge naturel. Naturel, il y tient, et c'est lui qui commande. L'atmosphère s'est embuée. Mes notes sont maculées de vin rouge, naturel donc. Dans un mouvement d'exaltation, la main de Sébastien Barrier a emporté le verre posé devant lui. « Enfant déjà, j'étais bavard, reprend-il. Les invités de mes parents passaient vite de “Oh ce qu'il est drôle ! ” à “Mais quand est-ce qu'on va le faire taire ?” » Si pour ceux-là il était fatigant, moi je le trouve plutôt enivrant.

Auparavant, Sébastien Barrier était « une gueule en pente, comme on dit à Douarnenez », un gosier qui avale de tout, de bonne ou de mauvaise qualité, du moment que c'est en grande quantité. Jusqu'à ce qu’à Dingé, lors de la manifestation Vini Circus, il rencontre des vignerons qui lui font découvrir le vin naturel. Une révolution. Sébastien Barrier ne boit donc plus que cela. « D'abord pour des raisons affectives mais aussi parce que c'est un miracle : tu ne souffres pas au réveil. Ce qui peut être dangereux aussi... Et puis pour moi qui ne m'engage pas assez, avec le vin naturel, j'ai l'impression que boire devient un geste militant. »

À ces vignerons, il consacre depuis trois ans un spectacle fleuve de plus de sept heures qui l'a propulsé sur le devant de la scène médiatique : Savoir enfin qui nous buvons où, seul en scène, Sébastien Barrier glisse d'anecdotes en récits, de narrations en digressions autour des figures de ces cultivateurs bien particuliers. « À force de parler théâtre entre professionnels, la consanguinité socio-professionnelle me fatiguait. Ça m'a fait du bien de discuter d'autre chose avec ces gens-là, du gel, du mildiou, du soleil, des chevreuils qui mangent le raisin. Ces vignerons sont attachants, drôles, vifs et militants sans être casse-couilles ni dogmatiques. »

 

Des mots, des sorts et des vaches

Avant même la première gorgée de vin, Sébastien Barrier s’avère liant. Et même davantage. Quand il vous parle, il vous empoigne, Barrier. Il veut vous faire rentrer dans ses récits. De force ou de gré, par l'énergie et la passion qu'il y met. Il n'est pas de ceux qui s'écoutent parler, mais bien de ceux qui veulent être écoutés. Et pour ça, il vous tient de près. « C'est pathologique. J'ai besoin d'être aimé, repéré, reconnu. C'est mon moteur. Dans mes spectacles, je pose un regard sur les autres, je parle des autres. Mais je sais qu'au fond, tout ce qui m'intéresse, c'est moi. » À l'écouter, ce défaut – si vouloir excessivement être aimé en est un – il le partagerait avec l'ensemble de ses congénères : « Tous les conteurs sont des monstres égotiques, autoritaires et tarés. Même Pepito Matteo. » Mais avec les années – il en a plus de 40 – il n'en fait plus vraiment un cas : « Je suis tiraillé entre moi et l'autre mais ce n'est plus un conflit qui m'empêche d'être heureux. »

Mais parler des autres, c'est encore parler de soi. D'ailleurs Sébastien Barrier hésite souvent entre les deux. Fils d'un éducateur spécialisé et d'une mère qui formait des infirmières, il a été élevé à la parole et à l'écoute. « Mes parents, c'étaient des grands causeurs, mais ils étaient aussi enclins à écouter et à aider. Ma mère, c'était un océan de tendresse. » Et d'évoquer à la suite le pouvoir de la parole : son pouvoir apaisant, son pouvoir libérateur, son pouvoir performatif aussi, tel qu'il peut apparaître dans la sorcellerie, l'ouvrage d'ethnographie Les mots, les morts, les sorts de Jeanne Favret-Saada et les vaches qui tarissent ou n'arrivent pas à mettre bas parce que quelqu'un vous veut du mal. Encore une fois, Sébastien Barrier dérive. Je le perds. Et tandis que le sujet de mon portrait s'échappe, se floute et s'éparpille, je me rappelle cette fresque de mots qui se déploie derrière le conteur et ses deux acolytes dans Chunky Charcoal, sa dernière création. Chunky Charcoal, c'est le nom des fusains noirs que Benoît Bonnemaison-Fitte utilise pour fixer les mots au fil du monologue. Cartographie mentale, toile d'araignée de la pensée, représentation graphique des connexions mystérieuses du cerveau, des réseaux synaptiques et des associations d'idées, ce dessin grandit tout au long du spectacle pour former, à la fin, une immense fresque pariétale de graffitis au noir charbonneux. Le spectacle parle de ce que vivre fait perdre. À la fin, le dessin des mots, c'est tout ce qui reste.

 

L’après Tablantec

« C'est peut-être un truc ringard qu'on faisait à New York il y a trente ans » avance-t-il encore, à propos du dispositif graphique et musical de ce récit-performance. Un autre de ses tics : une forme d'exhibition de sa fragilité artistique. « Quand vous êtes venus nous voir à Toulouse l'autre soir, avait-il commencé, je n’ai rien senti sur scène, tout était emprunté. J'ai passé un très mauvais moment. Alors que la veille, j'avais vécu un truc rare, qui était vraiment de l'ordre de la communion. » Fausse modestie ? Au-delà du désir naturel de se protéger, le doute est fondamental pour Barrier. Formé aux arts de la rue, il a trimballé le personnage de Tablantec pendant des années sur des plateaux improvisés, des tonneaux, des bancs et des tables avinées. Mais un jour, il a senti qu'il ne se mettait plus en danger, qu'il maîtrisait la technique, qu'il n'arrivait plus à se surprendre, ni à s'étonner.

En parallèle, il travaillait avec le GdRA. Pendant huit ans, sur des spectacles mêlant cirque, vidéo et enquêtes ethnographiques. Une troupe hybride reconnue dans le circuit institutionnel des théâtres publics, qui l'éloignait pas mal des sphères de la rue. « J'ai gâché quelques spectacles du GdRA, reprend-il dans la veine du lucky looser. Mais cela m'a permis de travailler de manière plus précise et de m'aventurer du côté de la poésie sonore. J'avais peur que les gens se disent : "Il va nous la jouer violon-émotion alors qu'avec Tablantec, il nous a tant martyrisés et tant fait rire." »

Si aujourd'hui l'extérieur lui manque, l'artiste associé au Grand T de Nantes ne veut pas se laisser enfermer dans les querelles de chapelle de ces « deux mondes qui ne sont finalement pas si cloisonnés ». La question des endroits où prendre la parole, où jouer, c'est celle de l'utilité de sa pratique. En septembre dernier, sur l'île de Groix, il a animé le 5e championnat du monde de godille [aviron situé à l’arrière d’un bateau – ndlr]. Mais il s'en veut de ne pas prendre davantage d'engagements, de ne pas être plus militant. Le doute, on y revient. À tel point que lui, le beau parleur, éprouve même la tentation du silence. Avant de s’échapper attraper son train pour Douarnenez, il cite une dernière fois le poète de là-bas, Georges Perros, qui à la fin de sa vie a perdu la parole à cause d'un cancer du larynx. Sur la table, il me laisse l'ouvrage de son spectacle : Savoir enfin qui nous buvons1. Il y reprend en mots et en photos l'aventure et le tournant de sa rencontre avec les vignerons. « L'écrit, ça fait trente ans que ça me taraude. J'ai atteint l'âge où je pourrais écrire à l'oral. Où ce que je dis pourrait passer la maille de l'écrit. J'ai aiguisé ma langue mais il faut qu'elle garde en spontanéité. » Il sort et retourne à la rue, au noir, à la Bretagne. Devant moi, un livre, des notes tachées, mon verre à terminer et le souvenir de sa générosité. Comme cette fresque dans Chunky Charcoal, le silence après Barrier, c'est encore du Barrier.

 

1. Sébastien Barrier, Savoir enfin qui nous buvons, Actes sud, janvier 2016. 232 pages, 30 €

Chunky Charcoal du 5 au 28 janvier au théâtre de la Colline, Paris

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