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Parmi les arguments récurrents des détracteurs de l’écriture inclusive, il y a l’idée bien arrêtée que la langue se contenterait de décrire le monde sans l’influencer en retour. Par une simple pirouette de terminologie, la metteure en scène Gaëlle Bourges et ses acolytes coupent court au débat.

 

Une lumière crue, une table drapée de blanc, quelques micros et bouteilles d’eau. Dans le décor le plus ordinaire d’une conférence académique, trois expertes attendent impassibles les sollicitations d’un modérateur tout excité. Ce qui saute aux yeux de prime abord, les poitrines dénudées des trois femmes, perd vite de son importance sous l’attitude tranquille et ancrée de Mme Bourges, Marianne X. et Mademoiselle Blaise. Dans les purs codes de l’institution, la séance débute avec les premières questions du chef de cérémonie.

 


Théâtre de l’ombre

 

Le thème du jour est le théâtre érotique. À tour de rôle, chacune des trois intervenantes, rassemblées en qualité d’expertes de terrain, expose ses expériences et analyses sur le sujet. Dans le jargon ordinaire des études esthétiques, il y est question de mise en scène, d’illusion, de direction artistique et de connivence avec le public. Il faudra les développements rigoureux des trois intervenantes pour faire le lien : c’est de strip-tease dont il est question. L’entourloupe a fait son œuvre, il est déjà trop tard pour retirer au théâtre érotique la considération qu’on vient tout juste de lui accorder. Dans le jeu des prises de parole et des tentatives de mansplaining neutralisée d’un revers de main, ce premier volet sobrement intitulé Je baise tes yeux documente la réalité des performeuses de club en même temps qu’il donne à voir le numéro jouissif d’un vieux mâle complètement largué par le propos.

 

Au fil des exposés, les faits bien connus se mêlent aux perspectives encore négligées. Marianne X. liste en détail les jeux de rôles les plus sollicités, et ce qu’ils brassent d’archétypes racistes, misogynes, lesbophobes ou classistes. Mademoiselle Blaise se risque à une classification socio-professionnelles de la clientèle. À Mme Bourges est confiée la charge d’énumérer les techniques de suggestions, tout en caché/dévoilé. Si les métiers du sexe, de l’érotisme et de la pornographie ont pu gagner en visibilité depuis la création de la pièce, on constate que les témoignages portés sur scène par les trois performeuses viennent, encore aujourd’hui, combler des pans d’ignorance.

 


Deux nus, deux mesures

 

À la rigueur détaillée des exposés verbaux, les trois femmes joignent bientôt les démonstrations physiques. Avec l’air de ne pas y toucher, Marianne X., maintenant vêtue d’une tenue de yogi, opère quelques figures de contorsion, chien tête en bas et chandelle millimétrée. Rien qui ne perturbe le bon déroulé de la discussion. Le temps d’enfiler une paire de talons aiguilles en latex noir pour reprendre sa démo à l’identique, et voilà qu’un ange passe. La seule prouesse technique est devenue suspecte. Comme une mise en situation, le second volet du triptyque La belle indifférence pousse l’exercice à l’extrême. Une heure durant, les trois mêmes protagonistes imitent, nues, les postures les plus connues de la peinture occidentale. Dans un regard jeté par-dessus l’épaule, La Jeune Fille à la perle se tourne vers la salle. Un allongé lascif rappelle sans trop de doute L’Olympia de Manet. Dans un premier mouvement, les références picturales s’imposent. Dans un second, les évidentes proximités avec les codes du strip nous sautent aux yeux.

 

Livré seul, le second volet aurait pu être perçu seulement comme un jeu de référence pour amateurs d’art. Présenté à la suite de la conférence performée, il résonne de toutes les clefs d’analyse semées dans les interventions des artistes. Fortes de leurs trajectoires, leurs choix et leur autodéfinition, ces trois femmes apparaissent en sujets pleins et entiers malgré leur nudité et leurs visages souvent dissimulés. Contre la femme allégorique, trois paires d’yeux défient la salle de les renvoyer à la réification. Il faudra encore Le Verrou, dernier volet de la série, pour assister au spectacle tragi-comique d’un personnage masculin tombé dans la folie pour n’avoir pas su conscientiser les biais genrés qui lui bouchaient la vue.


> Vider Vénus (Je baise tes yeux - La belle indifférence - Le Verrou) de Gaëlle Bourges a été présenté les 5 et 6 octobre au Carreau du Temple, Paris