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Un écrivain multi-primé, un plasticien collectionné par les plus grandes institutions internationales, un cinéaste quasi-sacré : les accusations de pédocriminalité entachent le monde de l’art. Dans les médias, on s’occupe de savoir s’il faut « dissocier l’homme de l’artiste ». On s’interroge moins sur la présence et la place des enfants dans les cercles de la création. Ni sur le regard que les adultes portent sur eux : dominant, objectivant, parfois annihilant. Des biais que l’on retrouve sur les scènes de théâtre et de danse, où la reconnaissance des interprètes mineurs est encore difficile, quand leurs droits ne sont pas tout simplement bafoués. La chorégraphe Josette Baïz a dû attendre dix ans pour que le travail de sa compagnie, exclusivement composée d’enfants et d’adolescents professionnels, soit reconnu par le milieu. Lorsqu’elle fonde le Groupe Grenade en 1992, après une expérience menée pendant un an avec les élèves d’une école des quartiers Nord de Marseille, c’est plutôt la condescendance qui prime : « Au début, on était étiquetés “socio-culturel”. Les gens se disaient que je “réduisais la fracture sociale”. » Il faut attendre 2003 pour que six des petits danseurs formés par Josette savourent le succès, avec la pièce Trois Générations, co-créée par Jean-Claude Gallotta. « Ça a provoqué un choc !, s’amuse-t-elle encore. Personne n’arrivait à croire que des enfants puissent danser aussi bien. » Elle ne s’en émeut pas plus que ça. Depuis, sa compagnie enchaîne les créations avec les chorégraphes les plus réputés de la scène mondiale, de Boris Charmatz à Lucinda Childs.

 


Cachez ce môme

Chargées du bien-être des mineurs et d’empêcher toute dérive d’exploitation, l’Inspection du Travail comme la Commission des Enfants du Spectacle veillent au bon traitement de ces derniers, à leur sécurité morale, et même à leur juste rémunération. Mais en appréciant la conformité des projets artistiques par le prisme des cachets ou des horaires de travail, ces instances de contrôle participent, malgré elles, à entretenir une vision ultra-normée des enfants sur les plateaux, qui semble correspondre aux attentes du public. Sur les scènes contemporaines, un enfant s’exprimant librement, étrangement, c’est too much. La nudité des adultes, la cruauté envers les animaux, l’autoflagellation et la violence physique, par contre, ne sont plus que des faux tabous. Thierry Micouin l’a appris à ses dépens. Jeune papa, il entreprend en 2006 de créer une pièce autobiographique, W.h.o., dans laquelle il revient sur sa construction de petit garçon. Pour éviter de faire appel à un enfant extérieur, il se tourne vers sa fille de huit ans. Dans le spectacle, Ilana Micouin apparaît sur un écran pendant une courte séquence filmée, vêtue d’une robe, d’une perruque, et maladroitement maquillée. Cette parfaite illustration d’une virée dans le placard de Maman, naïve en apparence, vaut à Thierry Micouin l’insulte suprême : dans une lettre, une spectatrice n’hésite pas à taxer la pièce « d’obscène » et son auteur de « pédophile, pervers, criminel ». L’extrait vidéo, pourtant, ne montre rien de plus qu’un instant de jeu spontané, improvisé librement par la petite fille. Aujourd’hui âgée de 21 ans, Ilana s’étonne encore de la lettre assassine : « J’avais choisi la robe et la perruque et je m’étais maquillée toute seule. Ce n’était pas mon père qui m’avait imposé ça ! » Ce dernier n’hésite pas à parler d’un relent puritain, logé dans l’œil du spectateur bien plus que dans l’esprit du chorégraphe. « Dès qu’un enfant sort des postures policées, on s’imagine qu’il a été forcé ! » Avec le bad buzz provoqué par le film Mignonnes, taxé d’indécence pour avoir fait voir des adolescentes amatrices de danses lascives, le cinéma nous en donnait une illustration encore tout récemment.


Or, c’est bien pour protéger ses complices enfants que Mohamed El Khatib est intervenu dans l’écriture de La Dispute (2019), une pièce sur la séparation conjugale composée à partir d’entretiens menés avec ses jeunes acteurs, « témoins privilégiés lorsqu’il s’agit de faire voir aux adultes d’autres points de vue sur le monde ». Pour le metteur en scène, pas question d’exposer les enfants au moindre risque de gêne ou d’hostilité, à un âge où le sentiment de honte peut être dévastateur. Alors, pour éviter de mettre ses petits collaborateurs en porte à faux, notamment vis-à-vis de leur famille, Mohamed El Khatib a opéré une redistribution des textes, injectant une part de fiction et de jeu. « Tout ce qui est dit dans la pièce est vrai, mais ce que dit un enfant peut être arrivé à un autre. »


Sur le terrain de la performance, Francesca Grilli participe du même élan et en fait même une priorité politique. « L’adulte est habituellement dans une position d’autorité vis-à-vis de l’enfant, et ce culte de l’autorité est central dans notre société. Il me semblait urgent de donner aux plus jeunes le pouvoir et l’espace de parler, ainsi que le silence pour être écoutés. » Dans Sparks, créée en 2015 et repris en 2021, les enfants, coiffés de casques sertis d’un croissant de lune, endossent la fonction d’oracle et lisent l’avenir dans la main des spectateurs adultes. Ce faisant, l’artiste souhaitait inverser le rapport de force. Les jeunes interprètes, chaque fois recrutés sur les lieux de représentation par un appel à participation, sont invités à suivre un atelier de pratique théâtrale et rhétorique. Du côté des enfants, l’attention est portée à leur fournir les outils pour s’affirmer et prendre confiance en eux. Pour les adultes en revanche, l’enjeu de la performance est plutôt qu’ils s’interrogent sur le crédit qu’ils accordent aux plus jeunes. 



Un loup, des chaperons rouges

Pour Milo Rau, penser les enfants uniquement comme des êtres vulnérables est une manière d’asseoir et de légitimer ces rapports de domination, sur scène comme dans la vie. Exaspéré de les voir toujours réduits à de petites choses « faibles et naïves », il décide de se saisir de l’espace du théâtre pour les confronter aux faits divers les plus sordides. Dans Five easy pieces, créée en 2016, il sollicite huit acteurs de 8 à 13 ans pour relater l’affaire du pédocriminel Marc Dutroux. Entre deux intermèdes aux allures de cours de récré, les petits comédiens se glissent dans la peau des enfants séquestrés, et même du bourreau. Comble de l’obscène ? 


Le metteur en scène affirme tout le contraire : « Pour les enfants, l’histoire de Dutroux, c’est comme Richard III : une sorte de vieux conte fantastique. » Avec ce projet, Milo Rau entend démontrer la capacité des enfants à interpréter des émotions et des événements dont ils n’ont pas fait l’expérience et que la société juge trop lourds à porter pour eux. En se retrouvant en position de magiciens, capables de provoquer avec détachement les pleurs et l’effroi du public adulte, il leur permet aussi de reprendre le pouvoir. Mais plus qu’une fantaisie cathartique, le metteur en scène tient à rendre visible la vertu de l’espace théâtral, « seul endroit où les enfants et les adultes peuvent parfois réussir à se parler d’humain à humain ».


Pour la metteure en scène Léa Drouet, la victimisation et l’hyperprotection dont les enfants font l’objet a une ultime facette : le déchaînement répressif. Un rapide détour par les événements qui ont suivi l’assassinat de Samuel Paty, professeur de collège accusé par des élèves de propos islamophobes, offre un exemple effarant : plusieurs enfants, parfois très jeunes, sont arrêtés chez eux au petit jour et traînés en garde-à-vue pour ne pas avoir respecté la minute de silence. « Notre imaginaire est occupé par deux figures : l’enfant-victime à protéger, et l’enfant à redresser et corriger. Dans ces deux cas, notre rapport à l’enfance est impérialiste et colonial. » Depuis l’école républicaine jusqu’à la Protection de l’Enfance, les dits « mineurs » sont pris dans des structures qui vont contre leur autonomisation. Alors, pour Première Colonie, le projet théâtral qu’elle prépare actuellement avec la dramaturge Camille Louis, pas question de rejouer une énième fois le rapport d’autorité entre l’adulte docte et l’enfant scruté. Si le projet en est encore à ses débuts, Léa Drouet est au moins sûre d’une chose : il n’y aura pas d’enfants au casting de leur spectacle. « De cette façon, on ne les dépossède plus de leur expérience et de leur parole. On rend simplement compte des représentations qui sont véhiculées par les institutions en charge de l’enfance. » Au risque peut-être que l’expérience des enfants, pour ne pas avoir été spoliée, reste à nouveau cantonnée aux ateliers périscolaires et spectacles de fin d’année.