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Que gagnent exactement les arts vivants à sortir au grand air plutôt qu’à rester confinés dans leurs lieux attitrés ? La réponse n’est pas encore déterminée, et c’est bien ça qui attire de plus en plus d’artistes de tous horizons à créer à même la rue, à déplacer leur pratique de l’atelier, de la galerie, du théâtre, pour la confronter au bitume, aux lieux insolites et aux piétons. C’est ce désir qu’encourage et encadre la FAI-AR, formation marseillaise unique en son genre, qui propose depuis 2005 des cycles de deux ans à 14 « apprentis », toutes disciplines confondues. Les 17 et 18 avril dernier, ceux-ci présentaient, sous des formes plus ou moins abouties, des maquettes de projets à développer ultérieurement, à Marseille, Cucuron et Port-Saint-Louis-du-Rhône. Par essence, l’exercice est casse-gueule pour les artistes qui ne proposent ici que des embryons pas encore activés ni totalement produits à une foule de 200 professionnels (dont beaucoup de programmateurs des centres nationaux des arts de la rue et de l'espace public), mais rend compte d’une situation et d’un appétit d’investir leur art dans un autre cadre. C’est surtout l’occasion de prendre la température d’un secteur qui s’est constitué en tant que tel depuis le milieu des années 1970 sur les bases de ce qu’on appelait alors « les arts de la rue », une appellation à laquelle sont aujourd’hui préférés « les espaces publics » pour mieux coller à la réalité du moment – mais laquelle ?

 

Des disciplines à l'épreuve de la rue 

Les apprentis de la FAI-AR, s’approprient donc voirie, places, lieux privés ouverts au public, ou parkings souterrains, à l’occasion de Panorama des Chantiers. Lidia Cangiano propose une installation performative inspirée de son expérience hospitalière, Sophía La Roja une déambulation dansée (à imaginer de nuit – nous la découvrons en salle, plongés dans le noir), et David Eichenberger un dispositif en ligne interactif autour d’une série de personnages. D’autres semblent davantage emprunts de l’esprit original des arts de rue, comme Laetitia Madancos qui s’empare d’une artère du quartier de Belsunce à Marseille pour une intervention poétique et dansée très candide, ou Johnny Seyx qui réunit le public à Cucuron dans un « donut géant de l’amour ». Cette septième promotion confirme la diversification et le rajeunissement et des profils des candidats à la formation : « À l’origine, on formait davantage d’autodidactes qui avaient 10 ou 15 ans de métiers et souhaitaient se professionnaliser, relève Jean-Sébastien Steil, son directeur. Aujourd’hui, la moyenne d’âge est de 30 ans, et il s’agit d’anciens étudiants des Beaux-Arts, d’école de théâtre, ou d’architecture. » 

Sophía La Roja, Panorama des chantiers 2019. p. Augustin Le Gall pour la FAI-AR

La promo 2017 emprunte autant à la danse ou à la performance, qu’à l’architecture ou au design – autrement dit, des formes et des langages déjà bien rodés « en salle », mais confrontés à l’extérieur. « Le terme “art de la rue” désigne un mouvement artistique qui s’est défini comme tel et comprend ses propres références, son esthétique marquée, précise Jean-Sébastien Steil. Dans cette tradition, la rue est une modalité de contestation, de contre-culture. C’est surtout en France qu’un vrai réseau a émergé dans cette branche, avec peut-être l’Espagne et sa culture des festivals de rue héritée de la Movida, et certains pays du Nord pour leurs carnavals. Pendant longtemps, dans ce cadre, la rue n’a jamais été une question en soi. La notion “d’espace public”, élastique par excellence, permet donc à la fois d’interroger la représentation de ces espaces communs, d’en faire une façon à part entière de faire de l’art, mais aussi de s’ouvrir à d’autres disciplines, dont certaines sortent du canon classique des arts de rue. » À l’heure où les lieux officiels eux-mêmes plébiscitent de plus en plus les propositions hors les murs, quelle est donc la place, la spécificité du secteur ? « Les arts en espace public ne sont pas une discipline en soi, prévient-il, c’est une façon d’aborder l’art, la dramaturgie, l’adresse, la réception, le rapport aux espaces, dans des contextes habituellement non dédiés à l’art, et de plus en plus soumis à des contraintes sécuritaires. La distinction dedans/dehors n’est pas forcément essentielle, c’est surtout une question d’intention sur la géographie et sa symbolique. »

 

La tonicité de l'enfant et le regard d'un adulte 

Les motivations des apprentis sont souvent analogues, celles de devenir auteurs de leurs projets et non simples interprètes – et surtout de confronter leur expérience à l’épreuve de l’extérieur. Cagoulé, César Roynette titille les peurs des spectateurs en les encerclant dans un périmètre de sécurité après une série de détonations sur le parvis de l’Eglise de Cucuron, avec la collaboration du prêtre. Cet ancien ingénieur en énergies renouvelables a engagé une reconversion il y a trois ans, qu’il poursuit avec la FAI-AR. « J’approche la rue avec la tonicité de l’enfant et le regard d’un adulte, pose-t-il. L’incertitude du résultat dans ces espaces m’intéresse. On les utilise généralement de façon très pratique, pour circuler, et je veux les réinvestir par le jeu. Mais je peux adapter cette performance en extérieur comme en intérieur, de nuit comme de jour, du moment que je peux être entendu sans être amplifié – bien que les rendus soient très différents. » Sur une place populaire de Marseille, Camille Mouterde teste une performance à forte charge politique intitulée Le déjeuner sur l’herbe, quitte à s’attirer les foudres d’une vieille dame excédée passant par là. Habituée à un travail de plateau, c’est la rue qui l’a poussée vers la performance, mais elle se défend d’en faire une harangue pour autant. « Je me suis longtemps sentie tiraillée entre mes questionnements militants et mon travail de comédienne qui se pratiquait enfermé en salle auprès d’un public dédié, se souvient-elle. En suivant cette formation, j’ai voulu sortir de la boîte noire, participer à une réappropriation d’espaces publics souvent dominés par l’ordre, la police, et aller à la rencontre de publics qui ne se sentent pas forcément légitimes d’aller au théâtre. »

César Roynette, Panorama des chantiers 2019. p. Augustin Le Gall pour la FAI-AR

C’est bien sûr cet idéal d’un public enfin mixte, perpétuelle problématique des théâtres publics, qui anime acteurs et programmateurs du secteur des arts en espace public, comme en témoigne Jean-Sébastien Steil. « Même à Aurillac, on ne verra pas de prolétaire, mais principalement des gens déjà habitués aux lieux culturels, alors que d’autres initiatives parviennent à toucher d’autres poches de la population. Le projet Derrière Le Hublot à Capdenac propose de la création en milieu rural, le Centre national des arts de la rue et de l’espace public, le Boulon vers Valenciennes, attire le public du bassin minier, etc. La mixité est forcément plus forte que dans d’autres contextes, et cela permet de renouer avec les fonctions anthropologiques de l’art. » Le salut démocratique des arts de la scène passerait-il par l’espace public ? Difficile à dire, mais les nouveaux arrivants et la diversité des pratiques qui l’investissent donnent à croire que le secteur devrait se faire une belle place dans le paysage culturel à l’avenir.

 

 

> Panorama des Chantiers a eu lieu les 17 et 18 avril à Marseille, Cucuron et Port-Saint-Louis-du-Rhône

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