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Le passé est-il autre chose que la lecture romancée que nous nous en faisons ? Pour Julien Gosselin, la réponse est non, et il ne s’en cache pas :  atmosphère tamisée à la bougie, hommes aux épaisses barbes noires et aux moustaches retroussées, redingotes et mobilier d’époque, le décor de sa dernière création est un tableau idéalisé de la fin du XIXesiècle. Toutefois, aussi nostalgique soit-il, le metteur en scène lillois de 34 ans n’ira pas jusqu’à se priver de l’électricité, au contraire. Dans son théâtre, les écrans démesurés occupent toute l’attention. Filmés en direct, caméra à l’épaule, les sept acteurs apparaissent surdimensionnés.


Après avoir rôdé l’usage de ce procédé en direction du futur dans son adaptation du roman d’anticipation 2666 de Roberto Bolaño en 2016, Julien Gosselin se tourne en direction du passé, et plus précisément, du passé russe. C’est à André Markowicz, l’auteur des récentes traductions de l’intégralité de l’œuvre de Dostoïevski, qu’il doit la découverte de l’écrivain Leonid Andreïev (1871 -1919). Ami du peintre Ilya Répine, encensé par l’écrivain Maxime Gorki, il est quelque peu oublié de nos jours. Du pain béni pour Julien Gosselin qui trouve dans ce texte un chef-d’œuvre encore intact de toute exploitation. Un défi, aussi, pour rendre vivante et accessible cette langue littéraire aux accents philosophiques, venue d’un autre temps.  

 

Roulette russe 

Le spectateur a beau être habitué aux fameux trois coups d’ouverture des pièces de théâtre, il ne manquera pas de sursauter lorsque ces derniers sont, comme c’est le cas dans Le Passé, tirés au revolver. Par ces feux répétés, un mari cherche à tuer sa femme qu’il soupçonne d’adultère. S’il manque son geste, c’est en surface seulement. La déchéance psychologique d’Ékaterina Ivanovna est enclenchée. Divisée entre son amour et sa haine pour le même homme, l’héroïne éponyme du roman de Léonid Andréïev finira par retourner cette violence contre elle-même. En résulte l’interprétation aussi virtuose qu’effarante de la comédienne Victoria Quesnel. Sa descente dans la folie s’accompagne d’un répertoire de geste de possédés : râles dans la gorge, crispations au bout des doigts, yeux sortis de leur orbite.

 

Le Passé, Julien Gosselin © Simon Gosselin



Le théâtre de Julien Gosselin s’abreuve de tous ces débordements psychosomatiques typiques de la littérature russe. Cette propension à répondre au désespoir par des actions imprévisibles, absurdes, impulsives, dangereuses, parfois suicidaires – comme lorsque Ékaterina Ivanovna agite subitement les bras à la manière d’un cygne qui voudrait s’envoler de son enfer – a un nom en Russie, intraduisible en français : otchaïanié. Chez Léonid Andréïev, qui doit beaucoup aux criminels qu’il observe en tant que chroniqueur judiciaire, cela se manifeste par de la violence souvent gratuite : un adolescent tue une camarade qui ne répond pas à ses lettres d’amour, un groupe de trois ivrognes passe à tabac un couple d’innocents.

 

Humour noir 

Conscient des abîmes dans lesquels il plonge son spectateur, Julien Gosselin sait aussi lever le pied. Les quatre heures de représentation angoissée du Passé sont entrecoupées d’autres textes (deux nouvelles et une courte pièce) de Leonid Andreïev, traités sur un ton plus léger. Exit les salons bourgeois et autres décors réalistes d’Ekaterina Ivanovna : la scène se vide, les lumières s’éteignent, deux voix-off commencent leur dialogue. Un directeur de théâtre et un décorateur parlent entre eux d’un énigmatique projet de pièce où l’on remplacerait les spectateurs par des planches de bois sur lesquelles on peindrait des visages. Leur discussion serait un brin inquiétante si Julien Gosselin n’avait pas pris le parti de lui appliquer un effet « autotune ». La pièce s’aventure alors quelque part entre le passéisme dix-neuvièmiste de Leonid Andreïev et l’ultra-modernité d’un Jul, rappeur emblématique des voix modifiées par logiciel. 

 

Le Passé, Julien Gosselin © Simon Gosselin



Dans un autre de ces interludes, les acteurs apparaissent affublés de masques grotesques et difformes façon Elephant Man de David Lynch pour jouer l’histoire d’un adolescent mal dans sa peau et obnubilé par la masturbation. Entre le ton très sérieux – voire radicalement nihiliste – du Russe ou une prise de distance post-moderne qui ironise, la pièce hésite. Plutôt que de choisir, Julien Gosselin fait les deux. De quoi ajouter un peu de rire à l’horreur, pour mieux sortir la tête des eaux noires de Leonid Andreïev, et éviter ainsi de s’y noyer.

 

> Le Passé de Julien Gosselin a été présenté du 2 au 19 décembre 2021 à l’Odéon, Paris ; les 14 et 15 janvier à l’Espace des Arts, Chalon sur Saône ; les 28 et 29 janvier au Phénix, Valenciennes ; les 23 et 24 février à la Maison de la Culture, Amiens ; du 31 mars au 1er avril à L’Empreinte, Brive ; les 14 et 15 avril à la Scène Nationale, Albi ; les 11 et 12 mai au Château Rouge, Annemasse ; les 20 et 25 mai au théâtre des Célestins, Lyon ; du 18 au 27 novembre à la MC93, Bobigny. 

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