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Féminins, handicapés, racisés, queer, et parfois même tout en même temps, les corps échappant aux normes d’une culture dominante sont forcément politiques. Ce sont eux que le Carreau du Temple se propose de mettre à l’honneur avec la première édition du festival Everybody. Durant six jours, les expériences de la différence se mettent en scène à travers spectacles chorégraphiques, performances, installations ou encore ateliers de pratiques corporelles. Une programmation ambitieuse qui laisse enfin les concernés se représenter eux-mêmes, ouvrant la porte à de nouveaux imaginaires, plus justes et inclusifs.

Depuis les bêtes de foire exhibées au XIXe siècle jusqu’au célébrissime film Freaks de Tod Browning (1932), les personnes de petite taille ont fasciné autant que révulsé, suscitant toutes sortes de légendes réifiantes, réduisant ces personnes à leurs simples caractéristiques physiques. C’est de tout l’imaginaire associé à son corps que s’empare Chiara Bersani avec son déroutant Seeking Unicorns, performance de 45 minutes au cours de laquelle la danseuse haute de 98 cm convoque les animaux fantastiques. À travers un dispositif de proximité entre la performeuse et le public, elle invite son assistance à plonger dans son regard, littéralement et symboliquement, mettant ainsi en perspective la vision normée que l’on porte sur le corps des danseur.euses. En robe blanche sur une scène nue, avec pour seule compagnie une trompette posée sur le sol, la femme parcourt l’espace à l’aide de ses bras dans une extrême lenteur jusqu’à arriver tout près de ses spectateurs. Une manière douce de les forcer à la regarder dans les yeux, son visage donnant accès à ses émotions et son intériorité. Parfois elle soupire, s’arrête un peu plus longtemps, scrute à son tour les visages qui lui répondent : les regardeurs deviennent les regardés. Le parallèle délicat qu’elle tisse entre son corps et la figure de la licorne, animal fantastique et surface de projection par excellence, devient ainsi un appel à la rencontre au-delà du handicap.

 

Décoloniser le désir

Détourner les humiliations, reprendre à son compte un regard discriminant et essentialisant pour mieux s’en affranchir est un procédé, voire une arme, que d’autres ont utilisé. Les vidéos « vixen » sont de cet ordre. Ces clips de hip hop des années 90 qui ont permis aux femmes latinas et afro-américaines d’être plus représentées. Mais le mécanisme est à double tranchant : en même temps qu’il sortait ces femmes de l’invisibilité et les rendait désirables, il les cantonnait à des scénarios hyper sexualisés. La performeuse Cherish Menzo s’intéresse tout particulièrement à ce phénomène dans le vibrant Jezebel. Revisitant le mythe biblique d’une figure féminine séductrice et malfaisante, elle livre un solo puissant et électrique, se transformant tour à tour en créature inquiétante, danseuse lascive ou rappeuse féministe. En détournant ou réutilisant les éléments dune culture mainstream qui a forgé la construction de son identité, elle parvient à transformer la scène en lieu dempowerment, et à se réapproprier les gestes pleinement intégrés qui visaient à la chosifier.

 

Jezebel de Cherish Menzo p. Bas De Brouwer

 

La réflexion sur la fétichisation du corps des femmes noires se poursuit dans la Carte Noire nommée désir de Rébecca Chaillon, performance hybride empruntant au théâtre, à la musique et à la danse dans laquelle elle invite sept autres artistes à penser l’amour, le désir et le regard des autres dans une société qui n’a pas décolonisé son imaginaire. Le dispositif est bi frontal. Face au reste du public, un gradin disposé à même la scène est réservé aux spectatrices afro-descendantes, afin de souligner nos différences de perception selon l’espace qu’on occupe  – scénique, certes, mais qui vaut aussi pour une place dans la société. Dans cette agora d’un nouveau genre se jouent une multitude de saynètes, dans une arborescence flamboyante s’attachant à comprendre les imbrications conscientes et inconscientes qui assignent les femmes racisées à rester à la place qu’on leur donne. Depuis un tableau de dîner scatophile jusqu’à un jeu de mimes participatif révélant habilement au public les images projetées sur ces corps noirs, jeunes et féminins, Carte Noire nommée désir expose l’érotisation, l’exotisation ou encore l’infantilisation avec un humour décapant et beaucoup de bienveillance.

Dans son acception philosophique, le corps est avant tout un ensemble. C’est peut-être à cette définition que se réfère le festival Everybody avec son appel à « faire corps » – avec tous les corps – à trouver le socle commun, malgré les dissemblances. On peut regretter qu’il faille créer un temps donné pour les exclus, rassemblant des voix si singulières sous le seul drapeau de la différence. Mais en attendant le moment où ces artistes auront le droit à l’espace de tous les autres, saluons la rare entreprise de les célébrer en leur donnant plus de visibilité.

 

Carte noire nommée désir de Rébecca Chaillon p. Vincent Zobler

 

> Carte noire nommée désir de Rébecca Chaillon le 24 mars à la Maison de la Culture d’Amiens ; les 22 et 23 avril au Tropique Atrium, scène nationale de la Martinique, Fort-de-France 

> Jezebel de Cherish Menzo le 22 mars au Théâtre de l’Oiseau Mouche, Roubaix ; les 25 et 26 mars à Point Communs, Cergy-Pontoise

> Le festival Everybody a eu lieu du 18 au 23 février 2022 au Carreau du Temple à Paris, prochaine édition en février 2023

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