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Ici pas de portiques, tourniquets, ni portes de verre coulissantes. Pas de guichets, ni scanneuse à billet électronique, pas d'offre d'audio-guidage, ni agents de médiation culturelle sous l'œil sourcilleux de vigiles en uniformes. Ici, on écarte à peine des battants de lourd caoutchouc, pour basculer sans transition de la rue à l'espace d'exposition. Aucun signe de la distinction culturelle ne filtre le passage de la ville, et sa vie, à l'art.

L'antique salle des rotatives du quotidien communiste La Marseillaise, en plein cœur de la cité phocéenne, abrite l'exposition La dent creuse, de la photographe Agnès Mellon et de la journaliste et créatrice sonore Chrystèle Bazin. « Dent creuse », ainsi qu'on peut désigner les espaces désespérément vides des n°63, 65 et 67 de la rue d'Aubagne, à quelques centaines de mètres de là, qui s'effondraient sur leurs habitants, dont huit en moururent, au matin du 5 novembre 2018.

Juste un an plus tard, la première photographie de l'exposition La dent creuse n'est pourtant pas celle de gravats, d'évacuations, ou autres scènes d'urgence (de même qu'aucun autre de la cinquantaine de clichés réunis). On n'est pas ici dans une exposition de photo-journalisme. Agnès Mellon est connue à Marseille comme photographe de danse.

De cette matière, elle documente et abonde les besoins en presse et communication. Mais elle en produit tout autant un dépassement plasticien. Elle y questionne son propre medium. Sa photographie y échappe à tout format standard. Ses supports se fragmentent, se démultiplient et débordent dans l'espace. Pareille procédure performe sa propre chorégraphie. Elle engage l'action de sa perception. Cela redouble quand Agnès Mellon porte son regard, et Chrystèle Bazin tend son micro, vers les six mois de manifestations populaires auxquelles elles ont pris part dans le contexte des effondrements dans le quartier de Noailles.

 

p. Ulrich Monso

C'est alors un soulèvement de l'émotion collective qu'il s'agit de restituer, celui-là même dont elles ont été partie prenante, en tant que voisines, citoyennes, impliquées. « Nous sommes tous des enfants de Marseille » criaient ces foules, unanimes, en insurrection de dignité. Ces artistes comptent au nombre de ces concitoyens. Elles trompent la torpeur d'un milieu « créatif », dont la stupéfiante, l'accablante indifférence affichée, n'a pas fini d'être questionnée. Un pays se soulève. Les périls sont extrêmes. Or presque aucun.e ne semble concerné.e.

La première photographie de La dent creuse est énigmatique : celle d'un masque à gaz saisi en gros plan, gommant totalement les traits du visage de la personne qui le porte. Un effet d'irréel, frôlant le fantastique, bascule ainsi d'emblée vers la tournure ahurissante du maintien de l'ordre dans ce pays, donnant forme violente, militaire et judiciaire, d'un pré-fascisme profondément inquiétant, à un déni autoritaire du droit de manifester, au pays du président « rempart contre l'extrême-droite ».

Les prises de vue et de son d'Agnès Mellon et Chrystèle Bazin, assument cette subjectivité émotionnelle, qui n'est pas celle de théoriciennes du fait politique. Le visiteur y plonge intégralement. La seconde photographie est tout aussi troublante pour ce visiteur qui, dans une illusion digne de la gare de la Ciotat, a l'impression que le mur de Berlin – autre anniversaire du moment – est en train de se renverser sur lui, pressé par une foule débridée, surgissant par l'arrière.

En fait, il ne s'agit que d'affiches militantes géantes, apposées sur le mur de la honte marseillais, que la mairie dressa tout autour de La Plaine, pour y sécuriser un chantier pris d'assaut par la population riveraine. Juste précurseurs du drame de Noailles, ces faits ainsi restitués triangulent le regard, une fois que l'œil réalise le contexte urbain et combattant du vrai mur répressif marseillais, support de l'image historique, symbolique et universalisée, d'un autre mur, allemand.

 

La ville est là

Ainsi s'engage la machine à démultiplier les significations, qui fait l'art d'Agnès Mellon. Quand les affrontements violents sont incessants, ce n'est pas les abus qu'elle documente, ni les figures manifestantes qu'elle érigerait en portraits-icônes. À ce bal des gentils et des méchants, elle oppose l'atmosphère qui s'élève de toute une ville, où la présence des robocops policiers se fait masse indistincte mais partout palpable. Sur un cliché, l'horizon des silhouettes policières finit par se dissoudre dans l'absurde artificialité de mannequins de plastique laissés nus dans la demi-clarté d'une vitrine.

Un slogan suffit à se capter d'un seul mot, déchiré dans la nuit. Des gestes de rien se complètent, quand des pieds en gros plan se hissent, vaillants vaille que vaille, à l'assaut d'obstacles repoussants. Des enfants incertains se hasardent vers un lointain bouché, funambules sur des buses de béton zigzagant en clôture. Dans le gris pesant des enceintes sécurisées, une faille s'illumine d'un rais de soleil, poignant, sur un arbre martyre, gainé de tubes de protection, solitaire emprisonné au cœur du désastre.

Les formats sont multiples. Les supports tout autant, de la projection sur les murs suintants et crevassés de l'antique atelier où on se déploie l'installation, lieu chargé de toutes mémoires ouvrières et marseillaises, à des rétro-projections focalisant leurs lumières sur des tulles flottants et autres bannières suspendues. Les motifs, souvent de détail, se découpent, s'agencent en plans qui se recouvrent, s'enchaînent, font mosaïque. Les accrochages par fragments et découpes, épousent le tourment du dédale en recoins de ces lieux.

Une grande déambulation s'orchestre, au cœur d'installations visuelles gorgées de l'énergie symbolique qui embrase les chorégraphies manifestantes. Que des barrières métalliques soient disposées pour canaliser un moment du parcours de l'exposition, et on se demande si elles font pure scénographie, ou réelle protection sécuritaire.

Les grandes thématiques se répondent, par échos et prises de relais, que transportent aussi les boucles de captations sonores. La dent creuse ne craint pas de célébrer, en élévation. Empilées, d'énormes bobines de papier d'imprimerie semblent s'ériger en piliers d’un sanctuaire. Une mosaïque de détails de visages, de regards projetés, symboles de consciences à vif, y surplombe le visiteur. Interpellé.

Lequel peut alors se rendre compte qu'il est en train de fouler aux pieds, comme manifestant lui-même inlassable, une plaque métallique où collée à l'horizontale, est resserrée, en focale circulaire, une vue rasante d'un rassemblement protestataire. Ce cortège est hérissé de maquettes d'immeubles creusées dans des cartons brandis. C'est un ballet d'où l'invention d'une ville enfin habitable émerge, au-dessus d'une houle toute indistincte de foule compacte. Quelques panneaux laissent supposer que la prise de vue s'est faite sur le Vieux-Port, guère loin de l'Hôtel de ville, claquemuré. Oui, la ville est là, toute de corps mêlés et grondant nuitamment, qu'on piétine au droit de la grande stèle des hommages.

Une fois de plus, on reste abasourdi, au constat que des artistes chorégraphiques ignorent que ces choses agitent le fondamental de leur art – d'un corps politique déplié dans l'espace-temps des représentations agissant en communs. Juste à côté, c'est une ligne de CRS, dont la photo a été fixée, bombée, sur l'arrondi d'un rouleau de machine d'imprimerie, à jamais éteinte. On en capte la pression, écrasante, de production contrôlée des informations de masse. A côté de quoi, des corps dansent et se battent. Eux aussi font masse. Mais s'inventent. Agnès Mellon et Chrystèle Bazin s'y transportent.

                                                                                  

> La dent creuse d’Agnès Mellon, jusqu'au 21 décembre à la salle des rotatives de La Marseillaise, Marseille 

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