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« Je n’arrêtais pas de gravir les échelons. Je suis devenu étoile à 25 ans. Être récompensé alors que j’étais en morceaux et que je me droguais m’a beaucoup perturbé. » Stephen Hanna a commencé à « gober » des ecstasys vers 20 ans avec des danseurs de sa compagnie et les « bad guys » de son école de classique. Il se rappelle de l’euphorie des weekends et du sentiment magique de perte de contrôle, si loin de son quotidien strict et pesant. Il touche ensuite à la cocaïne et devient rapidement accro. « Les lendemains de soirée, en répétitions, j’adorais me sentir un peu éloigné de moi-même. Ça me permettait de me dire que rien n’avait d’importance, je pouvais me foutre des critiques constantes des maîtres de ballet. Au départ, la coke me permettait de repousser mes limites. Six mois plus tard, j’étais un désastre. » Sous la pression de ses pairs, il crache le morceau à sa direction qui décide de l’accompagner dans sa désintoxication. Il arrête une première fois avant de replonger. Le cycle infernal des sevrages et des rechutes s’étale sur six ans mais ne l’empêchera pas de faire sa carrière dans l’une des plus prestigieuses institutions du monde : le New York City Ballet.


Vingt ans plus tôt, c’est au sein de cette même maison que le tabou de la drogue dans la danse classique se brise. 1986 : l’étoile Gelsey Kirkland, passée par le New York City Ballet puis l’American Ballet Theater, ose parler ouvertement de son addiction à la cocaïne. Une première dans ce monde de tulle et de satin qui jouit d’une image de conte de fées. Dans Dancing on my grave, son autobiographie, elle raconte son initiation aux amphétamines, présentées comme des « vitamines », par George Balanchine lui-même : le chorégraphe légendaire est connu pour avoir dessiné la silhouette de la ballerine décharnée et composé des partitions au rythme quasi insoutenable. Progressivement, la danseuse se met à sniffer. Dans une quête toujours plus grande de la perfection, la drogue booste sa confiance, ses performances, et lui permet de contrôler son poids. Un an après la sortie de son livre, écrit pendant un sevrage, son amant Patrick Bissell, danseur étoile de l’American Ballet Theater, décède d’une overdose. Le monde de la danse américaine est sous le choc. Le directeur de la compagnie Charles Dillingham, lui, s’empresse de tempérer. Interrogé par le New York Times, il affirme que « les abus de drogues sont extrêmement rares dans le monde du ballet ». Les danseurs ne peuvent tout simplement pas « remplir leurs devoirs professionnels sous influence ».


Les habitués des coulisses et des studios ne sont pas dupes.  Ils savent pertinemment que les destins de Gelsey Kirkland et Patrick Bissell n’ont rien du fait divers. Avant ou après les spectacles comme en répétitions, les substances – tabac, alcool, cannabis, ecstasy, cocaïne, kétamine, anti-inflammatoires, antidouleurs, anxiolytiques – circulent allègrement.  Mais personne n’en parle ouvertement.  « Tu peux souffrir de dépendance, subir des violences psychologiques, si ça n’impacte pas la compagnie alors ça n’a pas d’importance. » Eugene Clifford Barnes, ancien soliste du Carolina Ballet, s’est senti incapable de demander l’aide dont il avait besoin. Parler, c’est s’exposer à un licenciement ou prendre le risque de devenir « la risée de tous », comme ce danseur surnommé « nez scintillant » par le journal New York Post après avoir été arrêté, en voiture, en possession de cocaïne. Quelques années après sa démission en 2014, Eugene Clifford Barnes réalise pourtant qu’il était loin d’être le seul à se débattre avec les drogues. « Je gardais pour moi ce gigantesque secret que je mourais d’envie de révéler, mais j’étais terrifié. Lorsqu’on plonge dans l’addiction, on s’éloigne des autres. Je ne savais plus à qui parler. Ironiquement, beaucoup de ceux avec qui je dansais ont eu des expériences similaires. Les interlocuteurs dont j’avais besoin étaient juste à côté de moi et je l’ignorais. » En France, un interprète précise : « La défonce est taboue. Si on se relâche, on est considéré comme quelqu’un qui ne travaille pas. » D’autres évoquent leur honte d’avoir besoin de fumer du cannabis pour trouver l’inspiration, ou de ne pas réussir à maîtriser parfaitement leur corps sans chimie. On ne fissure pas si facilement le mythe du danseur à l’hygiène de vie impeccable.

 


Faire sauter la pression

Pour la plupart des personnes interrogées, les drogues sont une échappatoire à l’exigence extrême du milieu. Les pressions, la discipline, les plannings à rallonge, la compétition ou les challenges avec soi-même installent une idéologie de la performance et du dépassement de soi qui constitue un terreau favorable aux addictions. « Pour avoir un rôle, on doit être à 100 % tout le temps », précise Stephen Hanna. Et ce dès le plus jeune âge. Lui est entré à 13 ans à l’école de danse, loin de sa famille. Pour tromper sa solitude et décompresser, il a commencé à picoler à 14 ans avec ses copains de dortoir. Première cuite, première cigarette, premier pétard. Premier cacheton, première ligne. Le plus souvent, la prise de substances commence dès la formation. Damien*, danseur contemporain passé par le classique, se remémore ses cours dans une très grande école à la fin des années 1990 : « Les danseurs plus âgés fumaient à la barre. Il y avait un cendrier au milieu du studio. On nous disait que ça coupait la faim, alors on commençait la clope dès 14 ans. Quand on en est à l’école, on est un peu sens dessus dessous... C’est facile de perdre ancrage. » Fumer en studio est désormais interdit, comme dans tous les lieux fermés recevant du public. Mais pour les autres substances, les structures restent aveugles et sourdes. La prévention n’existe pas et la prise en charge se résume à des sanctions culpabilisantes. Après qu’on a trouvé du shit dans sa chambre, un camarade d’Hugo s’est fait renvoyer deux semaines de l’institution parisienne dans laquelle il étudiait. Ni explications, ni réunion pédagogique, l’affaire est classée.


À la dure, quelquefois « avec un bâton », l’apprentissage se couple de violences psychologiques qui se poursuivent parfois dans le huis clos des compagnies. C’est ce que raconte Tabitha Cholet dans son solo Libération, qui prend pour thématique le harcèlement sexuel dans la danse. « Avec la cocaïne je me sentais bien car j’étais engourdie, le temps s’effaçait. Et tu étais moins effrayant, plus pitoyable », peut-on lire sur un écran pendant son spectacle. Dans les environnements toxiques, la drogue trouve encore plus facilement sa place. Témoin de harcèlement sexuel et d’abus de pouvoir au sein d’un ballet, Damien raconte avec difficulté : « Lorsque tu subis toute la journée, peux être tenté, une fois le travail terminé, de boire, fumer, ou te droguer pour échapper à cette réalité douloureuse. »

       

    « Tu peux souffrir de dépendance, subir des violences psychologiques, si ça n’impacte pas la compagnie alors ça n’a pas d’importance »

 

Des athlètes pas comme les autres

Pour beaucoup de danseurs, le travail ne se termine pas à la tombée du rideau. C’est à partir de ce moment que se font les rencontres, se solidifie le réseau et que se présentent de possibles offres d’emploi. Les complicités sont aussi plus faciles à faire jaillir sur scène pour les équipes qui sortent ensemble jusqu’au bout de la nuit. Danseur amoureux des cultures électroniques et des drogues qui les entourent, Alex conçoit la fête comme une manière de se déprendre du contrôle constant que demande son métier, mais aussi de nourrir sa pratique artistique. « Pour un spectacle très difficile, un chorégraphe nous faisait faire et refaire la même chose en boucle. La drogue que nous avons pris le soir après la répétition générale nous a permis de lâcher prise, mais aussi de nous redonner de l’appétit, de nous renouveler et retrouver l’authenticité de nos gestes. » À la manière d’un chimiste, il n’hésite pas à tester différentes substances. La kétamine, par exemple, éveille des sensations qu’il aimerait retrouver sur scène, « pour développer [s]on côté anguleux, moins poli, moins académique ». Il a utilisé cette drogue lors d’une séance de répétition « pour souder le groupe, partir ailleurs, trouver de nouvelles idées ». Damien, quant à lui, décrit des danseurs russes enchaînant les shots de vodka entre deux scènes, dans les coulisses d’un spectacle. « Ils tenaient toujours debout à la fin, ils faisaient encore 10 pirouettes ! » Jeanne, elle, appréhende sa performance la peur au ventre et préfère rester complètement clean : « Le rythme est effréné, tout est chronométré, il n’y a pas de retour en arrière, pas de pause. Quoi qu’il se passe, il faut assurer. Ça m’est arrivée de sortir de scène avec l’envie de vomir. Pour moi, il est hors de question de perdre le contrôle. La seule chose à laquelle je m’accroche pour tenir, c’est manger correctement et boire suffisamment d’eau pour éviter les gros craquages. D’autres dans le groupe préfèrent prendre de la cocaïne pour décupler leurs capacités physiques pendant la pièce. Chacun survit comme il peut. »


Quand le travail des danseurs s’apparente à un marathon, le corps, seul, ne peut pas toujours tenir. La consommation de stupéfiants dans ce milieu pourrait-elle s’apparenter à une forme de dopage ? Sensible aux frictions entre sport et art, le sociologue Patrick Mignon répond : « Les règles sportives et la morale condamnent le dopage. Dans le cas de la danse, ce que vous faites pour obtenir ce qui n’est pas considéré comme une performance quantifiable, mais comme une œuvre d’art, n’est pas regardé. Il ne sera jamais question de triche. » Mia Perić, ancienne nageuse et coach en natation synchronisée, devenue chercheuse à l’Université de Split en Croatie, interroge la porosité de ces catégories : « Avec l’entrée du breakdance dans les disciplines olympiques pour les jeux de 2024, la question du dopage chez les danseurs sera peut- être mise sur la table. » Damir Sekulić, professeur dans la même université, pointe un autre angle mort : « On oublie trop souvent que se doper ne sert pas toujours à augmenter ses capacités physiques. Parfois, on a recours à des produits pour dépasser des blessures et accélérer le rétablissement. » Avec une petite équipe et les moyens du bord, ils ont publié en 2010 la première et seule enquête sur l’usage de substances dans la danse. Aucun des 21 danseurs de ballet interrogés ne se considère comme « dopé ». L’étude met plutôt en évidence, outre les abus de drogues licites – tabac chez les femmes et alcool pour les hommes – des consommations élevées de suppléments alimentaires et d’antidouleurs.

 

 « J’avais mal à chaque fois que je dansais. Alors avant de monter sur scène, je prenais de l’opium, de la cortisone, des anti-inflammatoires, de la morphine. Au fur et à mesure, j’ai doublé les doses. »

 

Maîtriser la douleur

« Dans les compagnies où j’ai travaillé, il y avait toujours un danseur avec des anxiolytiques », raconte Mathieu. Entre danseurs, on s’échange médicaments, conseils, adresses et bons tuyaux. La douleur physique comme psychologique est omniprésente. Damien se souvient l’avoir intégré très tôt. « Selon la pédagogie de certains profs de classique à l’ancienne, il faut se faire violence. Alors on serre les fesses, on tend la jambe, et on repousse nos limites. Plutôt que de trouver une manière organique d’améliorer la souplesse de nos corps, on les casse. À l’école, des danseuses s’écartelaient les jambes toute une nuit avec un élastique ou se coinçaient les pieds sous des radiateurs pour forcer leur courbe. »


Le corps de Magali Gajan en témoigne. À plus de cinquante ans, elle se qualifie en rigolant de « dinosaure de la danse contemporaine ». « Je viens de me faire opérer d’un genou, très abîmé. J’avais mal à chaque fois que je dansais. Alors avant de monter sur scène, je prenais de l’opium, de la cortisone, des anti-inflammatoires, de la morphine. Au fur et à mesure, j’ai doublé les doses. » Son travail acharné, les longues tournées en Amérique du Sud, les années de fête et la cocaïne sont peut-être des causes indirectes de sa blessure. Mais son acceptation de la douleur comme « normale et banale » n’y est, selon elle, pas pour rien. « On considère que ça fait par e du métier. On la supporte à des niveaux assez costaud… » Eugene Clifford Barnes, l’ancien soliste du Carolina Ballet, s’est blessé la cheville à l’âge de 19 ans. Il ne s’est fait opérer qu’à ses 26 ans. « J’avais peur que des danseurs plus jeunes profitent de ma convalescence pour prendre ma place. J’ai littéralement scotché ma cheville pour danser sur scène. Je voulais continuer, danser, rester debout, faire la fête, mais j’étais en train de détruire mon corps. » La médecin du sport Aurélie Juret généralise : « Le problème pour les danseurs, ce n’est pas la douleur. C’est de s’arrêter. Ils viennent consulter seulement lorsqu’ils craignent de ne plus pouvoir pratiquer. Souvent, c’est déjà trop tard. » En 2010, le Malandain Ballet de Biarritz fait appel à cette spécialiste pour mettre en place un suivi médical des danseurs de la compagnie. À l’époque, même l’Opéra de Paris n’a pas encore de staff dédié. Un vide sidérant qui choque la docteure, également formée à la psychothérapie. « Les interprètes sont habitués à se gérer tout seuls. Ils n’ont aucune confiance dans le corps médical qui, en effet, ne connait pas grand-chose aux enjeux de la danse. Seulement, un danseur a beau être un artiste, c’est aussi un athlète qui s’ignore… »


L’administration du ballet déploie alors des moyens dignes du sport de haut niveau – kiné-ostéopathe, kiné-préparateur physique et médecin du sport. Aurélie Juret prend soin d’observer les habitudes, les comportements à risques et les éventuelles addictions. Des tendances qu’elle juge peu présentes dans l’ensemble : « On a parfois des surprises, comme un trafic de Berocca lors d’une tournée. Ce n’est pas très grave en soi, c’est de la caféine, un excitant. Sur le moment, ça donne une sensation d’énergie, mais ensuite c’est plus compliqué de récupérer. » Pour elle, l’enjeu est avant tout éducatif : combattre des fausses croyances, discuter et faciliter la prise de conscience à l’aide d’autotests pour jauger ses dépendances.

 

 

Le chemin du soin

Sur le terrain, la demande d’accompagnement se fait sentir. Le travail est en cours. En abandonnant la rigidité du classique pour se tourner vers le contemporain, Damien a trouvé des formes d’écoute plus attentives au corps. Il observe, aussi, l’arrivée d’une nouvelle génération de danseurs davantage conscients des effets et des conséquences des substances chimiques. Du côté médical, un annuaire de soignants formés à la danse devrait voir le jour prochainement. Un diplôme universitaire de soin du danseur se profile à l’horizon 2022.


Pour l’heure, les interprètes continuent pour la majorité de se débrouiller seuls. « On a déjà tellement expérimenté sur nos corps qu’une forme d’auto-expertise s’est mise en place. » Massimo Fusco, comme d’autres danseurs, s’est formé directement aux soins et pratiques alternatives du corps. C’est le Wu Su et son cousin le Tui Na, « un auto-massage chinois qui prépare le corps et l’esprit à un moment clé », qui lui a semblé être l’approche la plus salutaire. Il le prodigue à ses collègues, l’intègre à son échauffement régulier ou le transforme en matière pour Corps Sonores, une installation immersive qu’il prépare pour les théâtres et centres d’art. Dans le cadre de sa nouvelle création, la chorégraphe Lucy envisage une prise d’ayahuasca avec son équipe : ce breuvage psychotrope hallucinatoire à base de lianes est consommé traditionnellement par les chamanes d’Amazonie. Piochant dans l’éco-féminisme et les mouvements New age, dans le spiritualisme et le scepticisme, Lucy est sensible à la notion de care. Elle refuse d’en faire une théorie mais entend installer des manières bienveillantes d’entrer en relation les uns avec les autres. Avec ses danseurs, ils ont mené une « cérémonie du cacao » : « Ce n’est pas un excitant, ça ne met pas dans des états de dingue. Le corps reprend simplement le terrain sensible. Chaque plante, quand on la connaît, a des propriétés qui peuvent être festives, rassembleuses ou apaisantes. » Reste à trouver le bon fournisseur.

 

*  Tous les prénoms seuls ont étés modifiés