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L’incertitude constante, les réactions en chaîne, de transmission notamment : avec la crise sanitaire, nous avons expérimenté collectivement certains thèmes abordés par Cascade. La pandémie a-t-elle influencé cette nouvelle création ?

« Il a été très difficile de créer pendant cette période pleine d’incertitudes et d’interruptions, même si, magiquement, le contexte coïncidait avec le contenu initial de la pièce. Nous sommes passés par énormément de courbes affectives, entre pessimisme et optimisme. On oscillait entre l’idée qu’on allait y arriver, ou en fait peut-être pas, que tout allait bien se passer, et en fait non. Cela a rendu le processus plus extrême et nous naviguions dans un océan de questions. Quelle est notre mission ? Qu’est-ce qu’on a perdu en chemin, qu’est-ce qu’on a découvert ? Qu’est-ce qu’on veut changer ? Comment sommes-nous différents ? Qu’est-ce que « nous » veut dire, dans la société et dans le monde ? Même si on a pu se sentir isolés pendant ces interruptions, cette réalité partagée et les questions de la pandémie nous ont liés de manière inattendue.

 

La question du temps et de nos rapports à lui est centrale dans vos travaux. Comment la danse et la chorégraphie peuvent rendre perceptible ces sujets ?

« Je pense que le plus souvent, les incompréhensions entre les humains viennent du fait qu’ils ont des rythmes différents. Certaines personnes sont plus lentes, d’autres très rapides, certaines sont multitâches tandis que d’autres pas du tout. La danse peut rendre cela visible. Pour Cascade, plus précisément, on a beaucoup pensé aux effondrements, compressions, contractions ou extensions du temps. La physique quantique nous permet de comprendre tout cela et le moment politique que nous vivons de l’expérimenter : notre relation au temps, ses rythmes, ses flux, est distordue et les sentiments d’épuisement et de régénération sont très puissants.

 

 

Cascade de Meg Stuart p. Yako One

 

Comment vos connaissances en physique, notamment quantique, nourrissent-elles votre travail de chorégraphe ?

« Je comprends la physique quantique à ma manière, de façon un peu libre. La principale leçon que j’en tire est l’idée que nous vivons dans une réalité multidimensionnelle et que l’espace et le temps ont une certaine élasticité : il est donc possible d’affecter les choses sans être dans le même lieu ni le même temps qu’elles. Des événements qui se sont passés il y a deux générations à un endroit précis peuvent encore avoir un impact aujourd’hui, et ce que tu fais aujourd’hui pourra avoir un impact non seulement sur le futur, mais aussi sur le passé. Les choses n’évoluent pas de façon stable, c’est ce que nous apprennent les « sauts quantiques » : des éléments peuvent se déplacer ou apparaître en un instant.

 

Comment avez-vous traduit physiquement cette idée-là avec les danseurs ?

« On a énormément travaillé sur l’idée que notre monde n’est pas constant, qu’il peut basculer, que la gravité n’est pas acquise et que différentes réalités peuvent coexister. Ensuite il a fallu intégrer ces idées dans les corps de danseurs qui communiquent via des impulsions, des pulsations, des rythmes, des écarts et des interruptions. Les sauts et élans ont aussi eu une place importante. Souvent, on saute vers quelque chose mais on ne sait pas comment atterrir et c’est cet espace entre le désir et l’impact que l’on essaie de traverser. Cela renvoie à la cascade, mais aussi au courage et aux échecs. Qu’est-ce que ça veut dire de sauter dans le vide ? et du coup, de tomber ?

 

Pour imaginer le décor de Cascade, vous avez fait appel à Philipe Quesne qui, dans ses propres créations, met régulièrement en scène des écosystèmes. Quel genre d’univers avez-vous créé ensemble ?

« D’un genre cosmique ! C’est un monde un peu naïf, science-fictionnel mais low-fi. Une planète alternative, sans traumatismes, où les danseurs sont des genres de rêveurs. Tout semble parfaitement équilibré, mais en réalité, ce monde n’est pas solide, il ne tient pas les interprètes, car il y a un constant va-et-vient entre apparition et disparition et que le décor change avec le temps.

 

Cascade de Meg Stuart p. Yako One

 

Quelle importance accordez-vous aux rêves dans vos processus chorégraphiques ?

« Les rêves suivent leur propre logique et parce qu’ils nous tiennent en mouvement, on peut dire qu’ils sont en quelque sorte les garants de notre âme. Je pense que, dans la danse comme dans le rêve, on réalise quelque chose de plus grand que ce qui se passe concrètement, et qu’on atteint toujours quelque chose d’autre que l’objectif fixé. C’est une forme de résistance, parce que dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de ne pas accepter la réalité telle qu’elle est, ni les situations telles qu’elles sont.

 

Dans le texte qui accompagne le spectacle, on peut lire que les danseurs jouent à des jeux dans lesquels les règles peuvent changer à tout instant. Quels sont ces jeux ?

« Mes pièces ont beau être structurées, les gestes ne le sont pas. Dans Cascade une grande part diffère, d’une représentation à l’autre, car à plein d’endroits les danseurs sont mis dans des situations et doivent inventer une nouvelle solution. Le jeu principal dans cette pièce, en réalité, c’est essayer de se réunir et être ensemble. Et ici « être ensemble » n’est pas une question relationnelle ou sociale, mais de pure physique. Souvent, les danseurs ne trouvent pas comment faire : s’ils parviennent à se synchroniser, ce sera souvent compliqué et mystérieux. Mais sinon, il y a un jeu auquel nous avons joué pendant que nous créions le matériel chorégraphique : une révision du ping-pong. Ce jeu conserve les règles originelles du ping-pong mais les joueurs sont libres de les modifier : un service peut radicalement suspendre le temps, tu peux changer de vitesse ou répéter le même geste comme si tu appuyais sur reset. En définitive, tu peux continuer de jouer sans balle ni raquettes. C’est une sorte de ping-pong « queer » : un jeu sans compétition, ludique mais sérieux, avec une ouverture à l’échec et à la collaboration.

 

Cela fait penser au nom que vous avez choisi de donner à votre compagnie, comme un pied de nez. « Damaged goods » signifie marchandise abîmée. Comment l’avez-vous choisi ?

« Cette expression a été utilisée par un critique pour parler des interprètes lors de ma toute première création Disfigure Study. La dernière phrase du journaliste Burt Supree était : « Et tout le monde [les danseurs] est présenté comme une marchandise endommagée ». Je me suis reçu ça en pleine face. Mais après réflexion, c’était aussi une manière nommer la réponse que j’apporte à la virtuosité de la danse, avec laquelle j’avais grandi. Il s’agissait de mettre en scène un corps qui a de l’expérience, mais qui est vulnérable. Il y avait finalement beaucoup d’humour dans cette phrase, alors j’en ai fait le nom de ma compagnie. Aujourd’hui, étrangement, je me tourne vers quelque chose de plus virtuose, de plus dansant, de plus sauvage aussi. Avec Damaged Goods on a fait un long chemin. »

 

Propos recueillis par Léa Poiré

 

Cascade de Meg Stuart p. Yako One

 

> Cascade de Meg Stuart a été présenté pour la première fois les 17 et 19 juillet au Volkstheater dans le cadre du festival Impulstanz, Vienne, Autriche ; le 5 décembre au Concertgebouw de Bruges, Belgique ; du 13 au 15 décembre au Lieu Unique, Nantes ; du 20 au 22 janvier au Théâtre Garonne avec La Place de la Danse dans le cadre du festival Ici et Là, Toulouse ; du 24 au 26 février à HAU, Berlin ; le 11 mars au CNDC d’Angers dans le cadre du festival Conversations ; les 28 et 29 avril au Teatro Municipal do Porto dans le cadre du festival Dias Da Dança, Portugal

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