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La photo de danse en France ne saurait se limiter à Serge Lido, Roger Viollet, Anne Nordmann, Guy Delahaye, Jacques Moatti ou Brigitte Enguérand, comme on a pu le penser en se basant sur les illustrations de la presse spécialisée. Elle a sa propre histoire, que nous allons tenter d’esquisser ici, qu’ont commencé à analyser les savantes tables rondes qui se tenaient au Pavillon du Verdurier et que rendaient tangibles, palpables sur pièces, les photographes qui y étaient hommagés (Elizabeth Prouvost, Ludovic Florent, Xavier Excoffon et le vétéran Jean Gros-Abadie).

Jusqu’à l’arrivée du cinématographe, qui d’ailleurs coïncida avec celle de la danse moderne, la daguerréotype fut probablement le moyen le plus pratique de retenir la nuit (comme dirait Johnny) du temps et/ou de noter le mouvement. Pour le photographe, la danse fut, et demeure, un de ses objets d’affection, pour paraphraser Man Ray. Celui qui aura su les capter sous leur meilleur jour ou bien sous toutes les coutures, avant de les changer en icônes multiples – cartes de visite ou postales, images sanctifiées – aura permis à nombre de danseurs et danseuses de profiter d’un surcroît de postérité. Qu’il s’intéresse à la danse sous toutes ses formes, quel qu’en soit le genre (classique, folklorique, contemporaine) dont il tentera de percer le secret et de révéler l’essence (l’aura) ou à ses interprètes, étoiles ou simples Apollons qu’il voudra hisser sur le piédestal des sommités politiques, des artistes de tout poil et des V.I.P., le photographe est, comme nous, fasciné avant tout par la beauté du geste. Il était normal qu’une manifestation comme la Biennale de la photographie de danse/Mouvement [capturé], qui s’est tenue début juin 2015 à Limoges sous la houlette du chorégraphe Pedro Pauwels, ait abordé cette question au cours des différents débats sur les rapports qui existent entre ces deux formes d’art.

Côté pile de la médaille : le mouvement, que la photo n’a pas su tout de go attraper net (en 1827, le temps de pose chez Niépce se comptait en heures ; en 1837, Daguerre le mesurait encore en dizaines de minutes), mais que les émulsions sensibles au collodion humide puis au gélatino-bromure d’argent, et le recours aux obturateurs mécaniques bien plus célères qu’un bouchon posé manuellement devant l’objectif, ont permis de prendre sur le vif, surtout à partir de la fin des années 1870 et du début des années 1880. Ainsi s’est ouvert le champ de ce qu’Albert Londe a appelé la photographie instantanée, qui a permis l’étude de la locomotion animale (Muybridge) et à de l’analyse scientifique du geste par la chronophotographie (Marey-Demenÿ). Sans parler du kinétoscope (Edison) et du cinématographe (Lumière)...

Côté face, les portraits de danseuses, d’artistes de théâtre et de célébrités diverses, dont le studio parisien Reutlinger se fit une spécialité dans la deuxième moitié du XIXe siècle avant d’être concurrencé par d’autres (Poujet, Disdéri, Benque, Nadar, Gaston, Mathieu, Liébert, Le Jeune, Alinari, Mayer, Pierson, Leymarie, Ponthieu, Petit, Thouvenel, Tourtin, Franck, Appert, Carjat...). La famille Reutlinger tira ainsi le portrait du monde de la danse classique et de music-hall et, par la même occasion, du demi-monde des courtisanes (cf. l’album illustré « Foyers et coulisses » et les séries érotiques ayant pour titres « Nos jolies baigneuses » et « Petites femmes de Paris »). Reutlinger a immortalisé de grandes interprètes ayant marqué 1900, aussi bien Loïe Fuller et sa danse serpentine, que Cléo de Mérode, La Belle Otéro, Valentine de Saint-Point, Emilienne d’Alençon, Liane de Pougy, Colette qui, comme on sait, débuta comme danseuse au Moulin Rouge. Il est à noter que le studio pratiqua le virage, le teintage et même le photomontage bien avant les photographes dadaïstes et surréalistes. Dès 1862, Disderi fit poser des danseuses classiques alors que Nadar réalisait de magnifiques clichés du mime Debureau.

 

Une brève histoire de la photographie de danse 

D’innombrables photographes n’ont dès lors cessé d’aborder la danse, de Richard Avedon (Noureev, 1962 ; Tharp-Baryshnikov, 1984) à Stanislas Julian Walery (Mata Hari, 1908 ; Joséphine Baker, 1926), en passant par George Grantham Bain (Ruth St. Denis, 1909 ; Isadora Duncan, 1911 ; Anna Pavlova, 1920), et tant d’autres (1).

Certains d’entre eux, à l’instar de Degas pour qui la photo au collodion a été à un moment son violon d’Ingres, ont pris goût au cliché de danse, voire même très au sérieux au point d’en faire un des thèmes récurrents dans leur œuvre. On pense par exemple à Brassaï, qui n’a cessé d’en produire durant plusieurs décennies (Couple au Bal Nègre, 1932 ; À la Degas, 1936 ; Danseuse nue, 1932 ; Danseuse de Diaghilev, 1930 ; École de danse de l’Opéra, 1953), à Cartier-Bresson et à son beau reportage de 1949 pour Magnum sur les danses balinaises qui a d’ailleurs fait l’objet d’un album, à Loïs Greenfield qui, inspirée consciemment ou non par les danseurs captés en plein saut de Philippe Halsmann et d’Howard Schatz, s’est spécialisée à son tour dans ce qu’elle a appelé les « Breaking Bounds » au début des années 1980, à Barbara Morgan qui, dans les années 1930-40 a tiré les plus beaux portraits de Martha Graham, à Annie Leibovitz qui, dans les années 1990, a pu détailler en long et en large, en noir et blanc, le corps de son ami Mikhail Baryshnikov, à Serge Lido qui a idéalisé le classique lifarien et le néo-classique français à partir des années 1940, à Boris Lipnitzki qui s’est immergé dans l’École de danse Bourgat en 1953 et a sorti du lot un tout petit rat ayant pour nom Brigitte Bardot, à Babette Mangolte qui a travaillé avec les grandes figures de la postmodern dance, au baron Adolf de Meyer qui a donné la meilleure image de Nijinski, à Gjon Mili qui, pour Life Magazine, a capté comme personne, que ce soit en stroboscopie, en lumière rasante ou en contrejour, Katherine Dunham, Leon James et Willa Mae Ricker, Carmen Amaya, le Ballet de l’Opéra de Paris...

Cette énumération ne vise pas à l’exhaustivité mais, simplement, à montrer la variété d’approches possible de la danse par les photographes. Tous les genres de danse peuvent ainsi être captés, captivés, capturés par l’objectif. Et, du reste, par tous les genres proprement photographiques, du photojournalisme au portrait, en passant par les photos érotiques, scientifiques, les prises ou trophées de paparazzi, le reportage, la mode, la nature morte. Inutile de rappeler que tous les courants esthétiques se sont, à un moment ou à un autre, intéressés à la danse : le naturalismes, l’impressionnisme, le photo-pictorialisme, l’expressionnisme, l’abstraction, le Vorticisme, Dada, le Surréalisme, la Nouvelle Objectivité, etc.

 

Déambulations limougeaudes 

Revenons à nos moutons et à nos limousines. Outre les tables rondes, rondement menées, animées avec esprit, entrain et précision par le critique Philippe Verrièle auquel se sont joints les photographes exposés sur place ainsi que des artistes et des personnalités comme Véronique Daniel-Sauvage, Marie-Agnès Sevestre, Laurent Sebillotte, Christophe Péan, Philippe Quoturel, Caroline Beaujard, Stéphane Imbert, Christophe Givois, Olivier Crus, Fabienne Faure et Alexandre Lévy, il nous a été donné de déambuler en ville où ont eu lieu plusieurs « performances dansées » prodiguées par de jeunes danseurs. Un trio féminin issu du groupe Présence’s (Fabienne, Delphine et Karine) s’est livré à plusieurs improvisations de danse contemporaine, dans l’esprit, nous a-t-il semblé, de la regrettée Odile Duboc. Techniquement au point, la gestuelle était élémentaire mais agréable à voir. Le numéro de camouflage dans des sacs de grandes surfaces en nylon était insolite et faisait un peu songer à la danse « portative » de Geisha Fontaine, Moi, découverte à Chamarande l’été 2010. Patrick Entat s’est dépensé sans compter sous la canicule. À une technique sans faille en contemporain, une souplesse hors du commun, il faut ajouter un sens réel de l’ici et maintenant et une prise de risque physique notamment lors des chutes sur le pavé et des enchaînements au sol. Avec cet interprète se chorégraphiant lui-même au gré de l’inspiration et des stimuli urbains, on est resté non sur sa faim mais dans le domaine de la danse pure. Lilas Nagoya est une nature. Par conséquent, pas une danseuse, une comédienne, mime, adepte du butô et du théâtre grotesque, à elle seule, un cirque ambulant (pléonasme). Chacune de ses interventions était donc imprévisible, juste, en situation, captivante. Et, qui plus est, amusante. Son corps lui aussi est hors norme : sexy, souple et rebondi comme celui d’une Joséphine Baker. Elle n’a pas froid aux yeux et n’a à ce jour rencontré de limite, possédée, dirait-on, par un démon espiègle.

 

Rendre le geste 

Parlons peu, parlons bien. La photo gèle doublement le geste. Tout d’abord en le fixant sur papier – ou sur un écran plat d’ordinateur qu’il conviendrait de rapprocher de la plaque photographique du XIXe siècle, ensuite, en permettant à l’observateur ou au destinataire d’en disposer à sa guise. Les rôles s’inversent alors, le mode de contemplation de l’objet photographique, qu’il soit à plat ou fixé à une cimaise, demandant la participation du spectateur. Ce sera à lui de bouger autour des danseurs, selon son propre rythme. C’est ce que nous avons fait, trop brièvement sans doute, au Verdurier devant les œuvres de quatre photographes. Elizabeth Prouvost traite du mouvement plus que de la danse proprement dite, dans un style pictorialiste qui la rapproche des pionniers de ce domaine, de Constant Puyo à Edward Steichen en passant par Robert Demachy. Ses tirages ont donc voir avec des épreuves d’imprimerie, des lithos, des gravures aux teintes éteintes, aux tracés charbonneux, systématiquement en noir et blanc. Les corps des modèles sont nus, comme le veut la photo dite d’art, voilés par le mouvement même. Qu’il soit dû au geste du sujet piégé par un dispositif lumineux d’essence cinématographique, au bougé de l’appareil ou à l’effet spectral propre à la pose longue. Les thèmes ne sont pas littéraux mais littéraires, inspirés de visions poétiques, prophétiques, mythologiques, naturellement érotiques : L’Enfer, Edwarda, Les Chants de Maldoror, Eloge de la dévoration, Minos, L’Unijambiste. On peut penser à la série de photogrammes tardifs que Christian Schad consacra au Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand.

Xavier Excoffier a accroché une série de tirages couleur remarquables par leur maîtrise technique, la mise en place – pour ne pas dire en scène – de ses modèles dansants – pour la plupart féminins –, posant spécialement pour l’occasion, quelquefois dans des attitudes inconfortables – on pense à la jeune femme en grand écart à l’intérieur d’une cabine d’ascenseur, les talons accorés sur les barres d’appui en métal. Le photographe contrôle aussi bien la prise de vue en intérieur que le mouvement in situ, dans des paysages « naturels ». Une image en noir et blanc, plus éloignée de son sujet que toutes les autres, présente un modèle dans le décor nocturne, baroque, métaphysique (au sens de Chirico) d’une vieille cité italienne. Le cliché d’une rouquine associée au pneu gigantesque d’un engin agricole a aussi quelque chose de surréaliste qui rappelle la photo couleur de Dominique Boivin dans Transports exceptionnels prise par Gros-Abadie. Ludovic Florent flirte avec la « photo de charme » et use sans complexe de l’esthétique publicitaire. À partir d’une thématique unique ou d’une figure qui s’est à lui imposée – l’éternel féminin au visage enfariné – il a décliné une série somme toute cohérente, livrée en tirages XXL flambant neufs, plus saturés les uns que les autres. La danseuse dénudée (faut-il le préciser ?) pose ostensiblement, lascivement. En même temps que le corps de la danseuse et ses poses classiquement connotées – arabesque, équilibre, attitude –, les photos saisissent le poudroiement, l’évanescence et la volatilisation de l’instant.

Jean Gros-Abadie, lui qui est récemment passé à la photo numérique, a eu droit, pour la première fois, sans doute, à une rétrospective couvrant trente ans de son œuvre analogique – essentiellement en noir et blanc, avec quelques tirages couleur pris à partir des années 1990. Un des intervenants au cours du dernier débat a noté la poésie qui émane de ses clichés, qui caractérise tout âge d’or, celui d’une époque révolue, et qui estompe les défauts techniques dont se soucient surtout les professionnels de la profession – le flou, le grain, le manque de luminosité, etc. Il convient de noter aussi l’intérêt documentaire de ces milliers de photos sortant du récit officiel de la danse à travers les institutions et les médias en odeur de sainteté. Gros-Abadie présente sa vision des faits et contribue, à sa façon modeste et obstinée, à l’écriture d’une contre-histoire de la danse en France. Interprètes, chorégraphes et lieux les plus à la marge, trouvent leur place dans ce panthéon, à commencer par Amy Swanson, dont le portrait dégage une grande joie de vivre, Éléonore Didier, au corps en partie hors-champ, allongée sur une table de dissection, et l’hôte de ces lieux, Pedro Pauwels lui-même, en plein envol, une main agrippant l’accoudoir d’un fauteuil en osier...

 

1. Cecil Beaton (Tilly Losch, c.1930 ; Rudolf Noureev, 1966), Wilhelm Benque  (Cléo de Mérode, 1890), Bert (Ida Rubinstein, 1911 ; Karsavina, 1911 ; Folies Bergère, 1912), Paul Boyer (Loïe Fuller, c.1893), Anton Giulio Bragaglia (Lisa Duncan, c. 1930), Anton Bruehl (Carmen Amaya en couleur, 1935), Alvin Langdon Coburn (Michio Ito, c.1916), Erich Consemüller (Lis Beyer et Ise Gropius, 1926), Madame d’Ora (Anita Berber, 1922 ; Sent M’ahesa, c.1928), Doisneau (Ghislaine Thesmar ; le Ballet Moisseiev), Druet (Nijinski, 1910), Harry C. Ellis (Loïe Fuller, 1894-1914), Siegfried Enkelmann (Mary Wigman), Benjamin J. Falk (Loïe Fuller, 1896), le Studio Foulsham & Banfield (Maud Allan,1903), Jean-Paul Goude (Mia Frye, 2008), Philippe Halsmann (Cunningham bondissant au côté de Martha Graham, 1947), Eikô Hosoe (Tatsumi Hijikata), George Hoyningen-Huene (Joséphine Baker, 1929), Albert Kahn (danses cambodgiennes et japonaises), William Klein (Kazuo Ôno, 1961), Hans Knopf (Martha Graham-Erick Hawkins, 1938), Louis A. Langfier (Loïe Fuller, 1896 et 1907), Man Ray (Serge Lifar, 1926 ; Vicente Escudero, 1928), Henri Manuel (Mistinguett-Robert, c. 1912), Jean Manzon (Nijinski, 1939), Nicholas Muray (Ruth St. Denis, 1914), Atelier Nadar (Cléo de Mérode, 1906), Teddy Piaz (Lifar, 1932), Roger Pic (Béjart, années 60), Albert Renger-Patzsch (Wigman, 1931), Marc Riboud (Jean Babilée, 1952), Gerhard Riebicke (danseuses nues dans la nature, 1925), Willy Rizzo (Les rats de cave de Saint-Germain, 1949 ; Leslie Caron, 1950 ; Rosetta Hightower, 1951), Hans Robertson (Harald Kreutzberg et Yvonne Georgi), le Studio Santacroce (Giannina Censi, 1931), les Frères Seeberger (Serge Peretti, 1940), Jeanloup Sieff (Carolyn Carlson, 1974), Soichi Sunami (Martha Graham, 1929), Edward Steichen (Isadora, 1913 ; Louise Brooks, 1928), Isaiah West Tabler (Loïe Fuller, 1896), Gilles Tapie (Sylvie Guillem), Pierre Verger (danses péruviennes, 1945 ; candomblé, 1955), le Studio White (Ruth St. Denis, 1906-1909).

 

Mouvement [capturé], 2e biennale internationale de la photographie de danse a eu lieu du 5 au 7 juin à Limoges. 

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