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« Je suis victime de harcèlement moral par mon supérieur – mais je crois qu’il a raison, je ne suis pas à la hauteur. » Dans une salle de réunion, moquette et placo, du grand groupe bancaire où il travaille en banlieue parisienne, André-Jean, dépité, se confie à une référente syndicale, Valérie. Celle-ci recueille la plainte, compatit, rassure, mais son langage corporel trahit quelque impatience. « Je vais consulter ton N +1 pour y remédier, ce n’est pas acceptable d’arriver avec une boule au ventre au travail. On fait comme ça ? », expédie-t-elle. « Je suis pas sûr, je ne veux pas me retrouver comme la femme battue qui se plaint à la police et se fait battre deux fois plus après... » hésite le salarié. Mais l’affaire est pliée.



Cette scène n’est pas extraite d’un film de Stéphane Brizé, ni d’une répétition de théâtre documentaire. Elle est tout aussi factice, bien que courante dans la vie des grands groupes. Valérie est réellement la représentante d’un syndicat majoritaire de la maison, mais André-Jean Grenier est comédien formateur. Il pilote un stage d’écoute et de techniques de négociation, notamment basé sur des simulations de ce type, suivies d’un feedback. Ce jour-là, la formation a été requise par le syndicat qui souhaite muscler son aisance orale face à ses supérieurs et son « empathie » envers ses syndiqués. Directeur artistique de Co-Théâtre (numéro deux français des formations théâtrales en entreprise), André-Jean y dispense une matière théorique trempée de parapsychologie et de sciences cognitives ou comportementales : le travail du psychiatre Serge Marquis côtoie la pyramide d’Albert Mehrabian (selon laquelle seule 7 % de notre communication est verbale) ainsi que des quiz sur l’assertivité, l’écoute active ou les vertus du silence. Au fil des échanges qui suivent la saynète, ce qui ressurgit constamment, pourtant, c’est l’âpreté et l’aliénation de la vie en entreprise ; l’ubiquité des dynamiques de pouvoir qui la traversent. « Les supérieurs font pareil, ils sont hypercoachés », relèvent les stagiaires devant telle ou telle astuce de communication. « Ils le sont même dès l’école de commerce », renchérit l’un d’entre eux.



C’est le cas, et nos bons vieux arts de la scène y contribuent depuis bientôt trente ans. Courtes scènes du quotidien de bureau (écrites ou improvisées, mêlant parfois comédiens et salariés), conversations simulées, entraînement à la prise de parole, stratégies de management : le théâtre d’entreprise met les bases techniques de l’acting au service de la gestion RH en les mâtinant de coaching voire de développement personnel, et ce à tous les échelons de l’organigramme. Inspiré par des pratiques nord-américaines d’après-guerre, l’avènement de ce type de training est l’aboutissement d’une prise en compte de l’individu au sein de l’entreprise, avec un objectif double : maintien de la qualité de vie au travail, et productivité. C’est au Québec, à la fin des années 1980, que le théâtre s’en est mêlé. 20 ans plus tard, il déferle en France. Dès 2004, les réformes sur la formation ouvrent un marché, divers organismes et plusieurs compagnies de théâtre spécialisées s’en emparent. Si les instances régulatrices de la formation ne disposent pas encore de statistiques au sujet de ces dernières, on recense quelques poids lourds pouvant faire travailler jusqu’à une centaine d’acteurs chez près de 150 clients, et quelques dizaines de structures plus modestes. En tout, elles se partagent un chiffre d’affaires évalué à une vingtaine de millions d’euros par an. Les comédiens, eux, sont rémunérés le plus souvent au cachet dans des limites définies par l’Urssaf.




TOUT SAUF ÊTRE UN LOSER


Les motivations et expériences de ces derniers varient d’ailleurs selon qu’ils perçoivent la pratique comme de l’immersion, de l’intervention sociale, un gagne-pain insolite ou une réévaluation hors scène de leurs acquis théâtraux. C’est un peu de tout ça pour Olivier*, comédien suisse, qui s’y adonne encore fréquemment en parallèle d’une carrière artistique bien lancée. Une de ses créations s’inspire de choses vécues dans ces stages. « Une boîte d’intérim où j’étais inscrit m’a contacté avec un job dans ce domaine-là, pile quand je réfléchissais à trouver du travail en journée pour mieux m’occuper de mon fils, se souvient-il. En découvrant mon CV, entièrement “artistique”, ils ont été étonnés de me voir ici. Le stage était piloté par un département des ressources humaines. J’ai assisté à quelques séances, et c’était mon tour. Il fallait vite acquérir les codes, modéliser un personnage avec peu d’éléments, s’en tenir à un jeu réaliste, proche du cinéma. Je me suis déjà fait piéger par mon manque de connaissance des métiers abordés dans des simulations d’entretien. Malgré une certaine pression hiérarchique, je me suis pris au jeu et me suis même un peu formé aux méthodes. Je garde ça en sécurité mais je n’en ferais pas toute ma carrière, ceux qui ne font que ça sont des planqués, des losers. » Les mots sont durs mais traduisent la mésestime persistante de certains comédiens à l’égard de cette activité, y compris par ceux qui la pratiquent – plusieurs ont décliné des invitations à témoigner pour cet article. En 2019, une enquête des sociologues Marie Buscatto et Cécile Ferro relevait qu’il s’agissait majoritairement « d’un choix stratégique et alimentaire plutôt contraint, aux premiers temps de la trajectoire d’acteur », puis, pour ceux qui s’y installent durablement après 35-40 ans, d’une décision motivée « par des raisons économiques et personnelles ».



Des cas particuliers nuancent pourtant ce tableau. Dans les trombinoscopes de ces boîtes se trouvent des comédiens très insérés, issus du café-théâtre, de la télé ou des scènes subventionnées. Pascal Cervo, vu chez Paul Vecchiali ou Valérie Mréjen et récemment invité à présenter un de ses films à la Cinémathèque Française, figure occasionnellement dans des saynètes plantées en plein milieu d’une cafétéria d’entreprise, quand son emploi du temps s’y prête. « J’en parle sans complexe, même si je sais que la plupart des comédiens ne s’étalent pas sur leurs activités annexes. J’avais un gros a priori avant de m’y mettre. En fait, j’y ai rencontré de vrais amoureux du théâtre et même si les conditions sont souvent rudimentaires, l’expérience est enrichissante voire inspirante. J’ai à la fois l’impression d’être vraiment utile, à l'inverse de la scène où l’on a peu de retours sur ce que l’on fait, et de faire, malgré tout, mon métier. »




THÉÂTRE ACTION DIRECTE


D’autres en doutent pourtant, estimant que la finalité formative annule la dimension artistique. N’est en effet réquisitionné du théâtre que ce qu’il a de plus fonctionnel et didactique. Habitué à prendre du plaisir ou à capter la lumière, l’interprète doit cette fois-ci s’oublier pour mettre son expérience d’orateur ou d’illusionniste au service d’un pur objectif pédagogique, ceci dans un cadre hypercodifié dont il n’a pas toutes les clés de compréhension. « Clairement, faut pas être bichette, pose Sarah Vermande, qui a beaucoup tourné en entreprise via Co-Théâtre avant de se consacrer au jeune public. On peut débarquer après avoir pris un train, un taxi plus un tramway dans une zone industrielle inhospitalière avec un texte travaillé 3 jours avant, sans micro ni préparation avant de jouer, sous l’œil d’un client stressé. Le narcissisme du comédien peut malgré tout s’y retrouver : cette pratique a une puissante action thérapeutique sur un public auquel nous avons rarement accès par ailleurs – des travailleurs qui ne vont pas au théâtre, occasionnellement des ouvriers. Peut-être qu’un salarié a versé une larme en se reconnaissant dans une saynète, peut-être qu’un autre a aimé du théâtre pour la première fois. Il est même arrivé que certains acteurs signent des autographes à la fin des stages ou tractent pour leur show. »



Le théâtre en entreprise : une action sociale ? La rengaine revient souvent dans la bouche des comédiens concernés. La sensibilisation aux discriminations est l’un des fonds de commerce du secteur. Les entreprises ne respectant pas le pourcentage réglementaire d’employés en situation de handicap dans leurs effectifs peuvent payer une formation sur le sujet pour contourner une pénalité plus importante. Les compagnies ne sont pas dupes : certains employeurs peu vertueux ne programment leurs stages que pour remplir le cahier des charges du fameux « document unique d’évaluation des risques professionnels », quitte à les caser en pleine pause déjeuner. Malgré cela, l’opération tape parfois dans le mille, provoquant des épiphanies brutes dont le théâtre de création n’ose plus rêver. « Après une saynète sur le sexisme, jouée entre midi et deux, le silence persiste pendant le feedback malgré nos relances », se rappelle Sarah Vermande. Un homme prend finalement la parole : « Si personne ne parle, c’est parce que le gros lourd qui fait les blagues qu’on vient d’entendre dans la mise en scène, c’est moi. Je me suis reconnu. Je suis venu seulement parce qu’on m’a invité avec un peu d’insistance, et maintenant, je le sais, j’ai eu des comportements qui peuvent être mal perçus ». C’est un cas inédit. Les prises de conscience se font rarement à chaud, mais le théâtre en entreprise peut avoir cet effet. L’inverse arrive aussi, des braquages peuvent survenir, comme le précise la comédienne. « Après une saynète sur les stéréotypes de genre, un homme m’a objecté que je n’allais pas lui dire comment élever ses enfants. Il faut savoir tenir bon, éviter les postures de sachant et tenter de déboucher sur quelque chose de constructif. »







HAUT POTENTIEL DE VRILLE


Parallèlement à ces missions assimilables à de l’intérêt général, les entreprises plébiscitent avant tout le théâtre pour le développement de soft skills ou la gestion des ressources humaines – et de leurs conflits. Le simulacre théâtral constitue alors un camp d’entraînement pour appréhender avec aplomb les moments clés de la vie professionnelle : entretiens individuels annuels, communication interne, gestion de crise, négociations entre employés, manageurs et direction, etc. Coïncidant avec l’engouement de la société pour « l’expérientiel », les compagnies rivalisent alors d’activités interactives taillées pour les équipes, des plus minimales aux plus extravagantes. Il existe notamment des « escape games d’entreprise ». À son insu, le théâtre peut, dans ce cadre, devenir l’instrument déguisé d’une manipulation managériale ou, à l’opposé du spectre, déclencher une prise de conscience auprès d’un personnel en souffrance. Depuis leur entrée en scène dans les années 1960 sous le nom de « psychosociologie », l’usage au travail de méthodes comportementales suscite à ce titre bien des méfiances, soit pour la frivolité présumée de leurs bases scientifiques, soit pour leur congruence – voire leur complicité – avec les intérêts dominants. À l’instar de toutes les psychothérapies, leur efficacité n’est par ailleurs attestée par aucun autre baromètre que les quelques sondages internes – et, bien sûr, par leur succès sur le marché.



« Si personne ne parle, c’est parce que le gros lourd qui fait les blagues qu’on vient d’entendre dans la mise en scène, c’est moi. Je suis venu voir la pièce parce qu’on m’a invité avec un peu d’insistance »



L’action des comédiens dans ce champ n’est donc ni anodine, ni sans risque. Pionnier et toujours numéro un dans le domaine, Théâtre à la Carte recrute avec précaution. « On ne peut pas travailler avec des acteurs qui méprisent la culture d’entreprise ou qui ne viennent que pour cachetonner. Il faut savoir être capable d’intervenir dans ce champ-là. Tout le monde dans le spectacle ne l’est pas », juge Carole Santo, directrice artistique. Depuis plusieurs années, pour prévenir toute méprise, les directeurs de compagnies testent également la transparence et les intentions des entreprises avant d’accepter leur commande. « Si je n’obtiens pas toutes les informations nécessaires, si l’employeur me dit qu’on ne peut pas utiliser un terme comme “burn-out”, s’il cherche à faire passer un message sans le dire, on n’y va pas », affirme André-Jean Grenier. Et pour cause, par le passé bien des accidents se sont produits, d’une portée et d’une teneur à faire jubiler Bertolt Brecht. Comédienne et responsable pédagogique dans la compagnie Arthémon (qui a mis en place une charte à cet effet), Stéphanie Constantin se souvient d’un stage ayant dégénéré en « exutoire pour les employés ». Une fois rassemblés, ceux-ci ont réalisé que leurs conditions de travail étaient inacceptables. « L’exercice s’est donc retourné contre le commanditaire qui en a interrompu les étapes ultérieures avant de nous régler et de faire silence radio... » Théâtre à la Carte relate pour sa part un véritable happening public : en plein conflit social, les salariés ont ostensiblement déserté une représentation dès les premières répliques, laissant la troupe sans voix. Parfois, c’est tout simplement le réel qui s’invite dans le simulé, comme Olivier en a fait l’expérience : « Il s’agissait d’une manageuse qui voulait convaincre son employé de travailler le soir. J’en ai vite déduit que celui-ci s’y opposait pour pouvoir s’occuper de son enfant et je l’ai mentionné dans la conversation, que je menais en poussant le bouchon un peu loin. À l’issue de l’exercice, la manageuse m’a pointé du doigt d’un air revanchard : “et vous avez l’air bien trop jeune pour avoir un enfant !” »



En fin de compte, théâtre d’entreprise et de création sont-ils si éloignés l’un de l’autre ? Conscience sociétale, action dans le champ public, didactisme proclamé, diffusion hors-les-murs, accès aux publics éloignés, dispositifs économes, formes participatives : est-ce ici le sommaire d’une plaquette de scène nationale ou le prospectus d’une compagnie spécialisée ? Cette similarité en raconte sûrement autant sur l’état du corps social et du citoyen au travail que sur un art vivant volontaire mais toujours confus dans sa capacité à le transformer. Coupé des sermons du « théâtre politique » et de l’ivresse de la scène, hors du champ bien cadré de l’action socioculturelle, l’artiste en entreprise est propulsé sur le terrain comme témoin et médiateur de l’intimité d’une organisation. Si sa mission se révèle à double tranchant, selon les occasions, elle offre un point d’observation sans pareil sur le monde du travail. Sous leurs airs formels et volontiers désuets, et par-delà l’ambiguïté de leurs implications, les comédies de bureau opèrent bel et bien à un endroit qu’une grande part de la scène contemporaine, pourtant bien plus convaincue de son impact sur la société, ne fait que fantasmer.




Texte : Thomas Corlin

Photograghie : Édouard Jacquinet, Pour Mouvement

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