
Bruno Serralongue, Condemn World Bank, WSF Mumbai, 2004. Série World Social Forum, Mumbai, 2004. Courtesy de l’artiste et galerie Air de Paris, Romainville © Bruno Serralongue
Déjouer les codes du photojournalisme
« Pour moi, la photographie n’est pas première, elle est médiatisée, elle arrive dans un second temps, après une réflexion, après la mise en place d’un cadre opératoire et de règles » expliquait Bruno Serralongue en 2010. Étudiant à la Villa Arson, il lit déjà quotidiennement la rubrique des faits divers de Nice-Matin puis photographie le jour même les lieux où se sont produits les événements racontés dans le journal niçois. C’est le point de départ de sa méthode de travail. Car Bruno Serralongue a mis au point un véritable protocole. Tout d’abord, le photographe s’informe factuellement dans la presse traditionnelle. Puis, il décide de se rendre sur un lieu précis, choisi en fonction de ses intérêts personnels et des événements sociaux et politiques en cours, afin d’y réaliser ses propres reportages. Bruno Serralongue n’a pourtant rien d’un photoreporter. Voyageant à ses frais, sans carte de presse ni accréditation, il n’a pas les contraintes du métier en matière de réactivité comme de rentabilité. Il profite de ses longs séjours pour s’imprégner des lieux et des gens qu’il souhaite photographier, auprès desquels il ne prend pourtant que très peu de clichés. Muni de la chambre photographique qu’il emporte partout avec lui, Bruno Serralongue aurait d’ailleurs bien du mal à faire autrement. Le peu de mobilité de l’appareil l’oblige à réfléchir préalablement aux scènes qu’il souhaite photographier. Pas question de dérober des clichés aux dépens des modèles, comme peuvent parfois le faire certains photojournalistes, guidés par l’impératif d’obtenir une photo brute capable de faire le tour du monde. Bruno Serralongue opte, au contraire, pour une retranscription distancée de l’actualité politique.
Vues de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie au Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo : Martin Argyroglo
Au cœur de « la jungle de Calais », où vivent des milliers de personnes en exil, il photographie depuis 2006 les menus détails de la vie quotidienne dans ce bidonville, rythmée par la prise des repas, les distributions de couvertures, l’attente journalière devant les camions en direction de l’Angleterre, capturant d’infimes détails comme les grillages qui délimitent le camp, le sentier emprunté quotidiennement par les “migrants” à la tombée du jour. En quinze ans, il ne réalise qu’une petite centaine de clichés qu’il présente au Plateau. Grâce à la projection deux par deux des diapositives, la série offre un témoignage à la fois discret et percutant de ces réalités tout en questionnant le pouvoir informatif des images. Est-ce possible de rendre fidèlement compte d’un événement ? La photographie de presse est-elle vraiment objective, comme elle prétend l’être ? Pour Bruno Serralongue, qui adhère aux luttes politiques qu’il photographie, il est clair que la réponse est non. Il prend discrètement parti chaque fois qu’il utilise son appareil photo. Exposée au Plateau pour la première fois, sa dernière série en date documente la mobilisation des travailleurs du foyer Adef à Saint-Ouen contre leur expulsion et la destruction de leur lieu de vie, décidées en vue des Jeux olympiques de Paris de 2024. Une vingtaine de photographies en petit format suspendues les unes à côté des autres racontent la lenteur de ce processus de discussion, rythmé par les assemblées générales auxquelles se mêle la vie quotidienne des personnes recluses dans cet immeuble insalubre. Le photographe pointe sans relâche la face cachée des événements d’actualité que la presse traditionnelle ne couvre pas, faute de moyens, de temps ou d’envies.
Vues de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie au Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo : Martin Argyroglo
Dresser un répertoire de l’action collective
Sommets internationaux, ZAD, forums altermondialistes, cérémonies diplomatiques… À l’issue d’une sélection minutieuse, Bruno Serralongue, accompagné du commissaire Xavier Franceschi, a créé un accrochage qui met l’accent sur le décloisonnement des luttes, qu’elles aient lieu en France ou à l’étranger. Citoyens de la plus grande puissance mondiale, migrants sans papiers dans une zone de non-droit ou activistes écologistes d’un pays considéré comme nouvellement industrialisé, ses modèles sont ancrés dans des luttes locales, toutes à l’intersection entre demandes de justice sociale et revendications écologistes. Ainsi, les jeunes activistes du Jardin des Vertus – ZAD créée à Aubervilliers en 2021 contre la destruction des jardins ouvriers au profit de la construction d’une piscine olympique – côtoient les manifestations des féministes indiennes du collectif Judge not, Support Sexual Preference photographiées par Bruno Serralongue en marge du World social Forum de Mumbai en 2004. Une série de quelques photographies d’outils reposant contre un mur, prises entre 2014 et 2017 sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, donne la réplique à un portrait d’une dizaine de soldats zapatistes sur leurs chevaux, réalisé en 2006 au Mexique. Si certains portraits fascinent, d’autres choquent, à l’instar de celui d’un militant indien fixant fermement l’objectif. Sous la peau, il s’est enfoncé des fils au bout desquels pendent des citrons. Il tient une pancarte où l’on peut lire Ma peine est faible comparée à celles de mes paysans (My pain is law compared to my country farmers),,dénonçant les politiques agraires indiennes qui ruinent les petits paysans au profit des exploitations agricoles utilisant OGM et pesticides au détriment de la santé publique. Les nombreux portraits de groupe que présente l’exposition – syndiqués coréens, manifestantes indiennes, autochtones des Premières Nations – exaltent la force joyeuse du collectif. Au Jardin des Vertus à Aubervilliers l’été dernier, c’est avec l’instrument de musique à la main – et non le fusil – que décident de poser les quelques zadistes rassemblés. Ils sont de ceux qui pensent, pour reprendre les mots de la militante anarchiste et féministe, Emma Goldman, que « si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution ».
> Bruno Serralongue, Pour la vie, jusqu’au 24 avril au Plateau, Frac Île-de-France, Paris