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La chorégraphe viennoise est la popstar du spectacle vivant germanophone. Sa formule : cirque hardcore, scénos XXL, métaphores cash et pas mal de baise sur scène. Dans le public, on s’évanouit, on se relève et on y retourne. Partout où Florentina Holzinger passe, c’est Las Vegas – la profondeur est dans le maximalisme. Et qu’on ne lui parle plus de frontière entre art et divertissement. Rencontre dans sa ville natale, en attendant son passage à La Villette à Paris.

Un portrait extrait du n°123 de Mouvement




Grosse soirée en ce mois de juin au MuseumsQuartier, vaste complexe culturel du centre de Vienne, en Autriche. Et pour cause : la nouvelle création de Florentina Holzinger joue à guichets fermés dans la plus grande salle du secteur. En entrant dans le théâtre, tout d’abord, un doute : les quelques flics qui encadrent le public font-ils partie du show ? Il faut dire que l’uniforme viennois est vintage. Mais c’en sont bien des vrais : ces agents participent au dispositif de sécurité en vigueur pour les spectacles de la metteuse en scène autrichienne. L’un d’entre eux, perplexe, consulte la feuille de salle. Sancta est lancé depuis cinq minutes que deux cascadeuses sont déjà en pleine baise non simulée au sommet d’une croix lumineuse pendant qu’une soprano, bientôt nue elle aussi, déroule l’opéra éponyme du compositeur allemand Paul Hindemith. Et il en ira de même toute la soirée : un opéra pop autour de l’imagerie chrétienne, mêlant numéros trash, cirque extrême et gros bangers du répertoire classique. C’est drôle, assez con, plutôt réjouissant. La scéno est sans limite : un bras robotique hi-tech, une rampe de skate, un mur d’escalade, une cloche en fonte de deux tonnes. Et le casting n’est pas en reste : un chœur au complet, un orchestre en fosse, une vingtaine de performeuses, et un staff technique à la taille du projet.

 

Mais ce soir quelque chose dérape. Lors d’une séquence, les performeuses partagent des anecdotes persos sur la religion catholique tout en reproduisant stricto sensu l’eucharistie. À chaque représentation, par rotation, l’une d’entre elles se fait enlever un bout de peau, une routine diffusée sur écrans géants pour que personne n’en rate une miette. Seulement, c’est la première fois que Holzinger travaille avec un orchestre et celui-ci n’est pas encore rompu à son esthétique. Et ce soir, même si le spectacle n’en est plus à sa première, la démonstration de chirurgie est de trop pour le premier violon qui tombe dans les pommes. Gros flottement dans la salle. La metteuse en scène, qui accompagne la troupe au plateau, met un moment pour prendre conscience de l’accident qui s’est produit en contrebas. Une partie de l’orchestre quitte la fosse. La foule s’agite, confuse mais amusée. Après concertation, la pièce est interrompue. Celle-ci reprend vingt minutes plus tard – sans le violoniste, donc. La scène suivante illustre le fameux « mangez, ceci est mon corps » : le morceau de chair est frit à la poêle puis dégusté par l’une des performeuses. En direct sur les écrans, comme il se doit.

 


QUE DEMANDE LE PEUPLE

 

« Tu étais là hier soir ? Quelle soirée ! » Le lendemain, attablée à un café du Museumsquartier, Florentina Holzinger a l’air sonnée mais jouasse sous son hoody. « D’habitude, les malaises, c’est dans le public, pas dans l’équipe artistique. L’orchestre était secoué, je regrette de ne pas avoir eu un moment avec eux après le show. J’ai dû enchaîner sur une rencontre avec les spectateurs – autant dire que j’étais pas dedans. » Quant au musicien, il va bien, merci pour lui. Il aurait dû le savoir : en raison de leur contenu extrême, les évanouissements sont légion lors des pièces de la star autrichienne, d’où la présence d’un staff de secouristes. « On est rodés mais ça reste toujours flippant, tempère-t-elle. On ne sait jamais à l’avance si c’est une crise cardiaque ou un simple malaise. Et curieusement, ce sont majoritairement des hommes qui tournent de l’œil. Il est aussi arrivé que des personnes s’évanouissent, puis retournent en salle, s’évanouissent encore, et reviennent à nouveau. Mais je ne plaisante pas trop avec ça : la perte de connaissance est une sensation horrible. J’aime provoquer des réactions intenses, mais je veux que les gens puissent voir le spectacle. »

 




Et du monde pour voir ses spectacles, ce n’est pas ce qui manque. En quelques années, l’Autrichienne est devenue le phénomène number one du circuit germanophone et de ses pays voisins. À la Volksbühne de Berlin où elle est artiste associée, Ophelia’s Got Talent – autre hypershow croisant cette fois-ci ballet aquatique et télécrochet autour des figures féminines de l’eau – est entré au répertoire. C’est devenu le plus gros tube de ce temple de l’avant-garde et son aura dépasse largement les cercles d’initiés – « du vrai public quoi », se permet-elle. Le succès est tel, se raconte-t-il, que certaines scènes allemandes n’invitent plus la presse aux premières – le nom de l’artiste suffit à lui seul pour blinder les salles. À Vienne, dont elle est originaire, c’est à qui aura la primeur de ses créations pour faire événement. Quant à cette invitation à diriger la production lyrique qu’elle joue en ce moment, la Viennoise est lucide sur ce qui la motive : filer un coup de boost à des institutions vieillissantes.

 


DÉBALLER LA DOULEUR

 

Rien dans le parcours de Florentina Holzinger n’annonçait pourtant ce phénomène de masse – encore moins la débauche de body horror en plateau. C’est par la danse que la jeune Autrichienne, 38 ans aujourd’hui, est venue aux arts vivants. Fille d’une pharmacienne et d’un avocat, elle grandit à Vienne, adolescente réservée et sujette à l’anorexie. « J’ai connecté avec mon corps en faisant de la danse expressionniste », se souvient-elle. Un premier contact qui la mène à étudier la chorégraphie à Amsterdam dans sa vingtaine. « Sur le moment j’étais déçue : je voulais une formation technique, de la pratique pure. Mais le cursus consistait à aborder la chorégraphie comme de la performance, à développer une approche personnelle. Avec le recul, cela m’a beaucoup appris. C’est ce qui m’a menée à monter tout de suite mes propres projets. Je n’ai pas eu à tourner avec des chorégraphes dont je n’avais rien à faire, comme cela arrive souvent aux danseurs pros. » Vers 2010, elle se lance en duo avec le Néerlandais Vincent Riebeek et tourne sur le réseau européen de la danse contemporaine – « on s’est rendu compte qu’on pouvait en vivre correctement ». Très vite, la déconne potache devient leur signature. « En 2016, dans un festival à Terni en Italie, notre spectacle Schönheitsabendn’a pas été du goût de la presse conservatrice locale [lors d’une scène, Holzinger sodomise Riebeek avec un gode ceinture – Ndlr]. L’affaire est montée jusqu’au Parlement et le programmateur s’est fait virer. Franchement, tu te sens pas bien quand tu fous un tel bordel à cause d’un simple spectacle. »

 

C’est en montant ses pièces en solo que la marque de fabrique Holzinger s’est affirmée : allégories grand-guignol, prouesses techniques toujours plus casse-gueule et un casting 100 % féminin issu du monde des « side-shows » – dénomination américaine couvrant à peu près tout, de la magie aux fakirs en passant par les avaleuses de sabre. La recette sentirait-elle le bon vieux racolage ? La metteuse en scène s’en défend. « Les médias mainstream en font des caisses sur le gore dans mes shows, juge-t-elle. Mais en fin de compte, beaucoup de gens viennent en pensant être choqués, et ne le sont pas. » C’est que dans un pays qui a connu les happenings en public des Actionnistes viennois dès les années 1960, il en faut plus pour s’émouvoir. Autre nuance : les mises en scène de Holzinger dégagent une énergie sportive et usent de beaucoup d’humour. Voilà qui rompt avec les représentations de la violence et du corps toujours en vigueur dans le théâtre contemporain. En un mot : on n’est pas chez Jan Fabre. « Marina Abramović, les Actionnistes : bien sûr, tout cela a été important dans l’histoire de l’art, et pour moi aussi à un certain degré, reconnaît-elle. Mais ce pathos n’est plus d’actualité, il prête même à rire désormais. Les performeuses avec lesquelles je travaille se définissent parfois comme pain artists. À l’origine, ça m’interpellait, puis j’ai compris que les danseuses de ballet aussi étaient des “artistes de la douleur”. Mais les personnes qui travaillent avec moi ne sont pas masochistes – ce n’est pas ce que je veux présenter sur scène, surtout s’agissant de femmes. Je montre des personnes qui sont en totale maîtrise, qui s’entraînent à faire des trucs qu’on croirait impossibles et, surtout, qui s’éclatent ensemble. »

 





ÉTOUFFE-CHRÉTIEN

 

Et l’opéra, on s’y éclate ? On essaye du moins. La production de Sancta a en tout cas été l’occasion d’une rencontre humaine entre deux mondes que tout éloignait. L’étincelle pour cette coproduction est venue de l’opéra de Schwerin, bourgade du nord-est de l’Allemagne. Réputé conservateur, le lieu s’est risqué à un pas de côté. « Ils avaient trouvé des qualités “opératiques” à un de mes anciens spectacles, A Divine Comedy [variation autour du classique de Dante incluant saut de haies, peinture au caca et sexe live avec une octogénaire – Ndlr]. Je ne connais rien à l’opéra, mais le kitsch et la démesure du genre me plaisent, et c’était l’occasion de faire un truc encore plus gros. Et puis c’était Schwerin : sans être ingrate – parce qu’ils ont vraiment été super –, c’est un lieu de seconde zone. L’enjeu n’était pas énorme, on pouvait prendre le risque.» Très vite, la maison fait face à un premier défi : trouver une cheffe d’orchestre. « Il était hors de question qu’un homme dirige des musiciens à la baguette face à des performeuses nues – au mieux, ça aurait été une image parodique, mais je n’en voulais pas. La difficulté a été de trouver une femme dans le secteur, et une que l’orchestre respecte. On y est arrivé. »

 

Autre obstacle : la prise de contact entre le chœur de ce petit opéra et la clique de performeuses hardcore qui accompagne Holzinger. « On leur faisait peur, résume l’Autrichienne. Elles pensaient qu’on était tarées – et on l’est –, mais on est aussi bienveillantes, attentionnées les unes envers les autres, et bosseuses. Ça a pris du temps : dans l’équipe, beaucoup ont dû expliquer leur pratique, le soin qu’elles y mettaient. Luna par exemple, qui se faisait prélever un bout de peau hier soir, est pierceuse et pousse son corps jusqu’à ses limites. Pour elle, c’est spirituel. Les choristes ont compris tout cela et certaines se sont beaucoup investies dans le show. Pareil pour la thématique chrétienne : j’ai été claire sur le fait que je cherchais à travailler le sens de cette iconographie, pas à blesser qui que ce soit dans ses croyances. Dans l’orchestre et dans la chorale, certains se sont quand même retirés – et je le comprends. À l’inverse, une choriste pratiquante s'est montrée très enthousiaste. Elle a même voulu participer à la séquence des témoignages, histoire d’ajouter une note positive. J’ai lu sa contribution : ça racontait les bienfaits de la communauté. C’était mignon, mais on l’a laissée de côté. L’inclure n’aurait pas été sincère de ma part, j’avoue. »


 

L’A-MÉ-RI-QUEUH

 

De façon générale, Holzinger le reconnaît : elle se sent plus à l’aise hors du circuit des arts vivants. « Aller au théâtre pour moi, c’est du boulot, pose-t-elle. Je préfère voir du sport par exemple, c’est souvent plus précis que la danse. Il y a cinq ans, tout arrêter pour devenir entraîneuse ou coach perso m’a traversé l’esprit, mais j’ai continué. D’ailleurs, j’aurais bien aimé assister à des épreuves des Jeux Olympiques ! » Mais son vrai truc, ce sont les spectacles d’entertainment : cascades, magiciens, cirque extrême. Avec son set designer, l’artiste traîne à Las Vegas pour repérer les dernières innovations techniques, voir ce qui se fait de plus barré ou checker de vieilles légendes. « J’ai vu David Copperfield. Hélas, c’était affreux. Il est âgé, raide, il a plus l’air d’aimer ça. Mais ses numéros sont toujours dingues ! » On retrouve d’ailleurs les codes scéniques de ces shows à sensation dans ceux de Florentina – montée du suspense, lumières. Les critiques les plus réservées sur les pièces de l’Autrichienne interrogent souvent cette proximité : tout ceci ne manquerait-il pas un peu de substance ? 






 

« Je me prends pas la tête sur ces questions d’art et de divertissement, balaye-t-elle. L’opéra est justement considéré comme la forme suprême des beaux-arts, et c’était jouissif d’y insérer des éléments trash ou pop. De toute façon, je ne suis pas sûre que l’art en soi ait une fonction – enfin, je ne m’avance pas trop là-dessus. Même la danse, dont je viens et que j’apprécie, je n’ai jamais pris ça trop au sérieux. Mon boulot en tant qu’artiste, c’est de réunir des numéros de dingue et construire des images métaphoriques avec. » Sa dernière lubie penche à nouveau du côté du divertissement : monter une grosse comédie musicale. « Je veux transformer la Volksbühne en Broadway ! C’est un fantasme : avoir un blockbuster et le tourner pendant longtemps. » À se demander alors si l’économie privée du showbusiness l’a déjà tentée ? « Ça changerait l’orientation du projet mais on y a pensé, oui. Enfin, surtout comme une sorte de blague au sein de mon équipe. On n’a pas contacté de productions de ce côté-là. À vrai dire, j’aurais peur d’être moins libre. Quand tu vas voir le show x-rated du Cirque du Soleil, c’est bien, mais ça reste très soft. »

 

Pour l’heure, la Holzinger-mania a encore des pays à conquérir. Ses productions récentes étant particulièrement lourdes et coûteuses, celles-ci tournent peu – gageons que Sancta ne verra pas l’Opéra Garnier de sitôt. Quant à débourser une fortune pour des amazones suspendues par la peau ou forniquant avec un hélicoptère grandeur nature, cela requiert un courage que tous les programmateurs n’ont pas. Seule à avoir tenté le coup en France, La Villette à Paris s’est payée l’une des rares pièces techniquement légères de l’Autrichienne, fin 2023. Il s’agissait de Tanz, qui dresse un parallèle encore une fois très littéral entre formation des danseuses de ballet et torture corporelle. Les spectateurs parisiens y ont peu goûté. « On a l’habitude que les gens se barrent, relativise la metteuse en scène. Mais là, les gradins se vidaient de moitié chaque soir, même le directeur n’en revenait pas. » Pas de quoi intimider ce dernier : Ophelia’s Got Talent y jouera en 2025. Et l’hélicoptère sera de la partie.



Ophelia's Got Talent de Florentina Holzinger sera présenté du 30 juin au 5 juillet à La Villette, Paris



Texte : Thomas Corlin 

Photographie : Elsa Okazaki

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