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Le montage, est-ce un moment de doute ou une partie de plaisir ?


C’est un moment solitaire. Il y a des étapes où l’on est très seul dans le cinéma, pas seulement quand on écrit. En montage, on est face au film et c’est parfois un peu vertigineux. Je suis quelqu’un qui doute beaucoup… mais le doute est un moteur. Je sais qu’il y a des cinéastes absents au montage, moi, c’est l’inverse. Je suis investi parce que c’est l’endroit où le film s’écrit. Pour le moment, j’en suis à travailler sans rien montrer à personne, et j’ai plutôt du plaisir. Ce sera bientôt le moment de montrer le film, et là, il faut rester très solide. La Bête a connu une première version de 3 heures. Maintenant, il fait 2 h 35. Je sens encore certaines longueurs qui ne sont pas visibles. Le montage, c’est un truc de mécanicien. Le film est comme une voiture qu’on met longtemps à réparer. Il n’y a pas de règle, il faut éprouver. C’est de la sensation.

 

Avez-vous les mêmes sensations en tournage ?


En tournage, je doute moins. Je tourne peu de plans et je fais peu de prises. Je fais partie des réalisateurs qui se couvrent très peu : je pourrais filmer dans plein d’axes, et ensuite construire au montage, mais je choisis de tourner des scènes qui ne sont montables que d’une seule manière, comme les plans-séquences. Quand ça marche, c’est formidable. Et quand ça ne marche pas, les solutions sont plus complexes à trouver en montage. On me dit souvent que je prends des risques, mais j’ai plutôt l’impression que c’est la moindre des choses, en tant que cinéaste, de prendre des risques. Ça maintient sur la brèche, ça procure une adrénaline, c’est très stimulant. Après, faire un film, ça m’emmène parfois si loin que je n’ai pas besoin d’être un aventurier dans la vie. Disons que j’ai suffisamment d’adrénaline avec le cinéma pour ne pas aller faire du saut en parachute. Je me contente de nager. Et marcher. Et regarder le sport à la télé, surtout le tennis. En ce moment, je regarde l’Open d’Australie. Il y a quelque chose de bouleversant sur la solitude et sur le mental. Un joueur de foot, on peut le remplacer. Mais au tennis, le type est tout seul. Dans l’arène.

 

La solitude du monteur, et celle du joueur de tennis, doivent vous rappeler le huis clos des studios. Avant d’être cinéaste, vous avez été compositeur.


Le montage peut rappeler le travail en studio, totalement clos, face à des machines. Le côté salle d’expérimentation, aussi. Pour les musiques de mes films, je m’y mets très en amont. Il y a des sons qui prennent forme dès l’écriture. Je veux arriver en salle de montage avec des boucles, des mélodies. Je les essaie sur les scènes, et surtout, je veille à ce que la musique ne soit jamais plaquée sur les images, mais au contraire qu’elle travaille avec les images. Quand ça a l’air de marcher, je finalise en studio. Donc la journée je fais le montage, et le soir la musique. J’ai composé comme ça pour La Bête. C’est un film qui se déroule sur trois périodes : 1910, 2014 et 2044. Pour la dernière, je n’ai pas imaginé une « musique » comme on l’entend habituellement, mais plutôt des sons, sans mélodie. Il y a aussi des musiques additionnelles, mais toujours entendues par les personnages, souvent en boîte de nuit. Les scènes de boîte de nuit sont très difficiles à faire au cinéma… En tout cas, je les trouve très souvent ratées. Alors j’ai mis beaucoup d’attention à ce qu’elles soient réussies. Dans presque chacun de mes films, il y a une scène de danse. J’ai beaucoup aimé tourner toutes ces scènes de fête dans Saint Laurent.


La Bête, votre pochain film, est votre première adaptation, celle d’une nouvelle de Henry James publiée en 1903. Pourquoi celle-ci ?


Parce que c’est un très beau livre, l’histoire d’une femme saisie à différents moments de son existence. C’est l’une de ses nouvelles tardives vraiment bouleversante : sur 50 pages, chaque mot est à la bonne place… Mais mon adaptation est extrêmement libre. Ce que je prends de Henry James, c’est l’argument et quelques dialogues en introduction. Après, j’éclate complètement le récit, et j’y injecte mes obsessions. Il y a énormément de poupées, par exemple. J’avais déjà montré des poupées dans d’autres films, mais là… C’est un thème qui traverse La Bête, depuis une ville de poupées en 1910, jusqu'à une poupée géante en 2044.

 

Ce texte a déjà une histoire au cinéma : Truffaut l’a utilisé dans La Chambre verte, Jacquot a filmé son adaptation par Marguerite Duras au théâtre… Et Patric Chiha vient de sortir un film sur le même ouvrage.


Oui, c’est un peu bizarre… Mais bon, c’est moins violent que les deux Saint Laurent ! On s’est rendu compte qu’on travaillait sur le même livre il y a trois ans. On se connaît un peu avec Patric Chiha, alors on a tout de suite échangé. On s’est mis d’accord sur le titre : il voulait garder La Bête dans la jungle, le titre de la nouvelle de James, et j’ai pris La Bête. Mais nos approches sont très différentes, et je pense que ça ne pose aucun problème. Lui fait un film qui se passe dans les années 1980, en boîte de nuit, si j’ai bien compris. Nos films n’auront absolument rien à voir.

 

Le vôtre a déjà un destin compliqué. Avez-vous pensé qu’il pourrait devenir un « film fantôme », comme vous appelez ceux qui ne se sont jamais faits ?


Saint Laurent, déjà, s’était arrêté trois fois, parce qu’il y avait un film concurrent et que c’était très compliqué pour le marché d’absorber ces deux films. La Bête aussi s’est arrêté trois fois : du fait du planning de Léa Seydoux, ensuite du Covid. Et enfin, évidemment, le décès de Gaspard Ulliel. Gaspard est mort quand nous étions en pleine prépa. On devait tourner quelques semaines plus tard. La mort d’un ami, c’est ce qui peut arriver de pire, mais on ne pouvait pas baisser les bras. Toute l’équipe se tourne vers toi et te demande : « On fait quoi ? » Et je dis : « On va faire le film. Je ne sais pas quand, comment, ni avec qui, mais on va le faire. » La patience, c’est une qualité importante pour faire du cinéma. Être obsessionnel aussi. C’est facile d’avoir de bonnes idées, mais avoir de bonnes idées qui durent quatre ou cinq ans, ça l’est moins. Il faut savoir accepter l’humiliation parfois. Les cinéastes sont de plus en plus perçus comme des gamins capricieux qui ne comprennent rien au marché. Il faut accepter l’humiliation d’un échec cuisant, et les critiques. Je ne parle pas des mauvaises critiques, mais des attaques ad hominem. La sortie de Nocturama a été atroce. Je me suis fait insulter sur les réseaux sociaux, c’était très cruel. Aujourd’hui, c’est celui dont on me parle le plus. Mon film le plus détesté est devenu le plus aimé.

 



Comment a été reçu Zombie Child  ?


Zombie Child a mis certaines personnes mal à l’aise. Je n’ai pas eu trop de problèmes en France, seulement quelques critiques, et c’est normal. En revanche, aux États-Unis, c’était fou. Les Américains ne rigolent pas avec les questions d’appropriation. En Haïti, comme personne ne va tourner là-bas, les gens étaient heureux, touchés. Ils étaient attentifs aussi à ce que je ne folklorise pas Haïti. J’ai dû être à l’écoute, car ils savaient des choses que je ne savais pas. Ça a formé mon regard sur le film, le pays. Les seuls qui m’ont foutu la paix, ce sont les Haïtiens.

 

Vous trouvez qu’on se pose trop de questions aujourd’hui ?


Au contraire, on ne s’en pose pas assez. J’ai un ami prof de cinéma à Harvard qui a démissionné parce qu’avant de montrer un film, il était obligé de raconter tout le scénario à ses élèves, et leur proposer de partir si une scène était susceptible de les choquer. C’est-à-dire que plus personne ne peut être surpris. Le débat est passionnant mais a été simplifié. Ma fille est beaucoup plus radicale que moi. C’est devenu : « Ça, t’as le droit, ça, t’as pas le droit. » Et la question du regard… Certains regards sont au bon endroit, d’autres sont au mauvais endroit, voilà. Mais ça ne marche plus comme ça aujourd’hui : le sujet a pris le pas sur le scénario, qui avait déjà pris le pas sur la mise en scène. Tout cela, je crois, affecte les œuvres.

 

Vous arrivez encore à voir de bons films ?


Dans les films français, en 2022, franchement, celui de Gaspard Noé, Vortex, est incroyable. Je trouve que c’est son plus beau film. J’ai aimé Rien à foutre, qui est belge, et le film d’Alice Diop, Saint Omer. J'ai, hélas, raté Pacifiction de Serra. Le cinéma manque un peu d’aspérités depuis que le qui fait quoi est aussi important. Avant, on s’en foutait un peu : c’était le quoi qui était intéressant.

 

Vous avez parfois raconté l’irruption du cinéma dans votre vie, par les vidéo-clubs et les VHS de films de genre à l’adolescence. Pour la musique, ça s’est fait de quelle manière ?


La musique est là depuis tout petit, depuis que j’ai 4-5 ans. J’allais à l’école le matin et j’étais au piano l’après-midi. Je voulais être chef d’orchestre. J’étais un enfant unique entouré d’adultes qui faisaient beaucoup la fête, avaient des conversations sur la culture, la politique. J’ai grandi dans une ambiance de légèreté et d’intelligence. Je m’ennuyais gentiment, mais je me suis aperçu après coup que j’avais eu cette chance, cet accès à la pensée, avec une mère qui travaillait dans la musique, et un père avocat passionné de philosophie. C’était dans les collines de Nice, dans une maison qui s’appelait l’Apollonide. Après le piano classique, j’ai eu des révélations musicales très fortes avec le punk. Et puis j’avais 19 ans au moment où j’ai découvert Public Enemy, une véritable décharge, du hip-hop mais presque du punk. Après est venu le Wu-Tang Clan, le plus grand groupe du monde quand même ! J’écoute aussi des trucs plus particuliers, comme OG Maco, dont j’ai mis un titre dans Zombie Child. C’est du rap très sauvage. Ce que j’aime dans le rap, c’est sa dimension transgénérationnelle. Ma fille me fait découvrir des artistes.

 

Votre dernier film, Coma (2022), est d’ailleurs adressé comme une lettre à votre fille.


Coma est un projet qui s’est tourné sans soutien financier, très rapidement. Il n’était pas attendu, pas cher. Tout s’est fait dans la légèreté. Le film réfléchit à de nombreux registres d’images, qui sont ceux auxquels les jeunes font face aujourd’hui. Il y a un travail sur l’impureté, l’hybridité de ces images. Passer d’une mini DV au dessin animé, puis à une chaîne YouTube, a pu paraître comme quelque chose de bordélique, mais c’est extrêmement construit dans le récit, les transitions. Coma est une réflexion sur l’image, et c’est une réflexion de plus en plus complexe à avoir. Comment faire pour qu’une image de cinéma ne soit pas noyée dans le million d’images quotidiennes ? Qu’elle ne devienne qu’une image de plus ?

 

Le personnage qui donne son titre au film, Patricia Coma, est une youtubeuse. YouTube, ça peut produire du cinéma


Ce n’est pas tellement sur Internet que je vais chercher des images pour mes films. C’est beaucoup en rêvassant. Je rêvasse à des situations, et aux images que ça pourrait créer. J’y trouve parfois des scènes fondatrices qui me donnent suffisamment de désir pour faire le film. Donc, je rêvasse, la nuit, dans le noir, comme ça. J’ai du mal à me coucher… mais je me lève le matin.




Transfiguré - 12 vies de Schöneberg :

du 9 au 11 janvier à la Philharmonie de Paris 

La Bête, en salle le 7 février

Cycle Bertrand Bonello

du 26 au 9 mars à la Cinémathèque française, Paris

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