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Sous ses airs superficiels, la couleur est une chose sérieuse, voire dangereuse. Son pouvoir évocateur, allègrement utilisé dans la propagande commerciale et idéologique, influence les masses qu’importe la culture ou l’époque. Aujourd’hui symbole de l’écologie politique, associé à la sagesse, à l’espoir et à la santé, le vert était, dans l’Europe du Moyen Âge, la marque du désordre, de la maladie et de la révolte. Un exemple parmi d’autres qui prouve que « la couleur est indéfinissable, rebelle à l’analyse et encore plus à la synthèse », comme l’affirme Michel Pastoureau, le grand historien de la couleur qui s’est attiré le sarcasme de ses pairs à ses débuts. « Dans son étymologie, le mot couleur a trait au fard, à la séduction et à la prostitution. Les Grecs s’en méfiaient. La couleur est une fiction, une fabrication », rappelle François Cheval, co-commissaire de l’exposition de Jessica Backhaus au centre de la photographie de Mougins. Face à lui, une immense composition abstraite superposant des ovales rose et jaune pâle sur un fond bleu azur amadoue l’œil. La photographe allemande ne manipule pas « seulement » la couleur de manière pratique, dans un simple souci d’harmonie. Elle en fait vibrer les mystères, quitte à devoir accepter de perdre le contrôle. Le phénomène, versatile, devient son partenaire de création.



Cut Out 28, 2020, Tirage pigmentaire / Archival pigment print, 112,5 x 75 cm © Jessica Backhaus





Lire dans les lignes de la couleur


Des verres de lunettes fumés abandonnés ? Une vue aérienne de plagistes aux immenses chapeaux dont l’ombre portée dissimule les corps ? Une telline semi-ouverte dont la coquille réverbère la lumière ? Une éclipse de soleil peut-être ? Les photographies de la première salle sont parfaitement lisses et n’ont pas la prétention de montrer autre chose que ce qu’elles sont : des formes découpées dans du papier coloré assemblées sur un fond uni. Et pourtant, le grain de l’image est si précis que les jeux de textures, de transparences et d’ombres entre les aplats de couleur donnent l’impression d’une scène avec différentes profondeurs voire d’une sculpture en 3D. On serait tentés d’en faire le tour pour s’assurer que les formes et les nuances restent les mêmes quel que soit le point de vue.  La série des « Cut Outs », d’inspiration cubiste voire pop, se donne au regard, ferme et vaporeuse, tout en jouant des tours. De quelle magie sommes-nous les victimes ? Jessica Backhaus l’avoue elle-même : elle est une peintre et une sculptrice contrariée, fascinée par les collages de Matisse et les constellations colorées de Sonia Delaunay – à qui elle emprunte le titre de son exposition. Pendant trois ans (2018-2021), la photographe, grande collectionneuse de papier de toute sorte et qualité, s’est adonnée à un rituel : lorsque le soleil est au zénith, elle assemble ses découpages à l’endroit de son appartement berlinois où la lumière est la plus intense. Et voilà que sous l’effet de la chaleur, le papier se tord, s’anime, comme si un souffle intensifiait ses couleurs et ses volumes dans un instant de grâce fugace. « Une véritable performance qu’il s’agit de capter avant que les morceaux ne retombent au sol », détaille-t-elle. C’est là le fameux « moment décisif ». Précisément lorsqu’elle perd le contrôle sur sa mise en scène et se laisse surprendre. Aucune retouche, certifie-t-elle. Pas besoin lorsque l’on se fie à la force de la lumière naturelle et à celle de l’imagination du spectateur privé d’indice – les titres sont des numéros de série. Une manière de laisser libre cours au fameux pouvoir de la couleur. On imagine l’artiste en voyante qui, à partir de formes colorées jetées au sol, inviterait à interpréter en fonction des perceptions, appréhensions, mémoires et symboliques singulières. « L’abstraction est l’un des rares endroits où on a la place d’imaginer des choses », affirme-t-elle. Peut-être même le seul ?



Somewhere, 2022, Série / From the series The Nature of Things, Tirage pigmentaire / Archival pigment print, 50 x 40 cm © Jessica Backhaus




Ceci est une pipe


On dit que la photographie « enregistre le réel », soit. Mais elle permet surtout de l’éditer. Dans sa série en cours, The Nature of Things, l’artiste change d’échelle : cette fois, elle met son objectif à l’épreuve de formes pré-existantes. Les ovales sur papier de la première salle deviennent une branche de cactus dont l’ombre s’étire sur un mur bleu. Si on prête attention à ces auréoles bleues léchant une bande jaune dans une autre image, on reconstitue le parc à jeux derrière l’illusion d’une plage. À travers son cadrage, Jessica Backhaus découpe une arrête d’immeuble ou celle d’un pare-brise puis l’extrait de son environnement – et ainsi jaillit l’abstraction. Ce rond bleu de Prusse n’est autre que l’évaporation d’un thé : « Je suis simplement entrée dans la tasse que me tendait mon amie avec mon appareil photo », relate l’artiste. Ses images déroutent la volonté – le réflexe ? – d’identifier ce que l’on perçoit, de situer et hiérarchiser l’information. Et ce en toute humilité : « J’essaie de capter la poésie qui émane des plus petites choses, sans besoin d’intellectualiser ». Ici, les titres se font plus évocateurs – Dust, Ray, Rain – et favorisent le lâcher-prise : observer son environnement le plus immédiat comme un inconnu, débarrasser les formes de leur « identité » et de leur usage, créer une étrangeté qui pousserait à s’interroger au-delà des évidences. Et, en creux, à acérer notre perception du « réel », laquelle n’est jamais qu’une reconstruction humaine, influencée par nos déterminismes.



 Jessica Backhaus, Nous irons jusqu’au soleil

jusqu’au 2 juin au Centre de la photographie de Mougins

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