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Commençons par la fin : il est 1h30 du matin. La sueur a déjà abondamment coulé. Les pogos sont terminés. Les verres sont vides, les voix cassées, les iroquoises faiblissent. Soudain, une femme, un néon rose autour du cou, monte sur scène. C’est Mistiti, figure mythique d’un groupe mythique. Elle appelle Loran (le guitariste du groupe) et Masto à la rejoindre. L’espace d’une seconde on y a cru : les Bérus vont interpréter des morceaux ensemble et ce sera comme avant. Le miracle n’aura pas lieu. Et tant mieux : ce n’était pas le propos de cette soirée d’ouverture. Ni la nostalgie ni la fétichisation ne servent de socles à l’exposition Salut à toi. Celle-ci se découvre plutôt comme une actualisation des soulèvements que portaient en leur temps les paroles des Bérus. Il s’agit plutôt de savoir si, en 2024, « la jeunesse emmerde – toujours – le Front National. » La réponse est oui. Et avec lui le patriarcat, la brutalité policière, les va-t-en-guerre et toute pensée fascisante. La vingtaine de plasticiens que réunit l’expo sont là pour le prouver. 

 

Clameur populaire

 

Le punk et la rue. Deux champs qui se nourrissent mutuellement et qui ont pour trait d’union la protestation. Deux champs que la commissaire Julie Crenn a réussi à concilier dans ce qu’elle qualifie de « grand collage » : dès l’entrée du Transpalette, c’est un raz-de-marée visuel. D’immenses banderoles tombent du ciel : on y lit les mots doux et subversifs (et un brin situationnistes) cousus par Céline Ahond : « Le réel se dérobe » ou encore « j’aimerais faire l’amour à ton cerveau. » Il y a ce mur avec une mosaïque de visages hystériques photographiés par Roland Cros aux concerts de Bérurier Noir, lui qui s’intéressait autant aux musiciens qu’aux spectateurs enragés. Il y a encore ce tuftage (technique de fabrication de tapis) de Juliette Vanwaterloo, représentant trois policiers maîtrisant un homme au sol. Murs, sols, plafonds, toutes les zones sont couvertes, aucun recoin laissé silencieux. 


L’espace d’exposition rappelle la rue – particulièrement un jour de manif’ –, avec ses prises de paroles (déclarées ou non), ses bavures et sa cacophonie. Comme dans le cortège, l’ensemble forme un réseau de voix cahotant dans une même direction. L’œuvre inédite de Babi Badalov synthétise peut-être le mieux cette dynamique : cet artiste-marcheur exilé d’Azerbaïdjan arpente quotidiennement les rues autour de Barbès. Il y récolte tracts, affiches de campagne, réclame pour des théâtres, et les recolle sur un mur blanc, composant un patchwork d’opinions : une photo de Pécresse côtoie un portrait de la star du foot Kylian Mbappé, une peinture de Jésus se retrouve au milieu d’un « Macron Président des riches ». Un palimpseste politique auquel il ajoute ses propres photos (dont des clichés de sans-abri) et ses graffitis. Son propre crâne tatoué de motifs labyrinthiques, Babi Badalov résume son travail mieux que personne : « C’est ma vie. »

 

La culture c’est nous 

 

Comme lui, beaucoup des artistes présents dans cette exposition ont réduit au minimum la distance entre eux et leur sujet : art, engagement et vie personnelle ne font souvent qu’un. Au deuxième étage du Transpalette pendent une casserole et sa spatule en métal. Le ready-made devient politique lorsqu’on y lit l’inscription « dispositif sonore portatif » – termes utilisés dans un décret visant à interdire les casserolades qui accompagnaient les sorties des membres du gouvernement en 2023, lors des protestations contre la dernière réforme des retraites. Pour Erwan Keruzoré, ajusteur-monteur, le travail du métal n’est pas qu’une pratique artistique – quoique les deux activités se confondent lorsqu’il fait la perruque, usant des machines de l’usine pour frapper ses propres œuvres. 

 


© Margot Montigny



Au même étage figurent les portraits en noir et blanc de Ralf Marsault et Heino Muller. Cuir, clous, piercings, tatouages, on retrouve dans ses portraits le vocabulaire favori des contre-cultures : « On l’a compris comme un théâtre où chacun était en représentation, développe le duo d’artistes. Toutes les photos sont mises en scène. C’était une manipulation de masques et d’apparences. » Au-delà des signes d’appartenances, ces portraits se veulent inscrits dans l’éternité : « On n’a jamais photographié des marginaux, on a photographié des personnes, des êtres complexes qui avaient une phase punk.  J’en ai vu vivre dans la boue et terminer dans un appartement où il fallait enlever ses chaussures. » Même s’il dit avoir voulu garder ses distances avec les sujets qu’il photographie – en évitant tout misérabilisme, et ne prenant parti ni pour ni contre eux –, l’artiste finira par s’installer à Berlin et à les côtoyer de près. « Pourquoi j’en ai photographié certains et pas d’autres ? Il y a une forme d’autoportrait projeté », reconnaît le photographe.

 

Dans un coin que l’expo dédie aux 40 ans d’amitié entre les Bérus et l’Antre Peaux, Erik Noulette, l’un des instigateurs d’Emmetrop (l’association qui donnera lieu à Antre Peaux) apparaît dans une vidéo en noir et blanc datant des années 1990. Il y tacle le Printemps de Bourge qui captait à l’époque beaucoup de financements publics pour quelques jours de divertissement et, surtout, il y défend sa vision de la culture : faite d’initiatives locales et de projets inscrits au long terme. Plus qu’un joli clin d’œil à un groupe historique, Salut à toi célèbre aussi les 40 ans d’un lieu artistique où résonnent les énergies contestataires d’une époque qui aurait cruellement besoin d’avoir ses propres Bérus.




⇢ Salut à toi, exposition collective, jusqu’au 5 mai 2024 à Antre Peaux, Bourges

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